15 Octobre 2022
Ascanio Celestini s’intéresse à ceux que l’Histoire a laissés sur le bord de la route. À travers une logorrhée incessante, c’est une parole de poète, émouvante, qui émerge de ce flot de paroles pour ceux qui font silence.
Un rideau qui est dedans-dehors. C’est la fenêtre par laquelle le narrateur regarde dehors, dans la rue. Mais ce qu’il voit n’est pas ce qu’il contemple. Son regard porte bien au-delà, vers ces silhouettes à peine entraperçues dont il ne sait rien mais dont il invente l’histoire en les imaginant vivre. Ceux dont il parle, ils sont transparents. Ils se dissimulent dans l’ombre des rues, dans ces endroits écartés du centre-ville que les bourgeois désertent, sur les aires des supermarchés et les parkings d’une partie oubliée de la ville où se presse toute une population d’anonymes. En face, il voit une vieille femme, qu’il imagine au fil du temps de plus en plus vieille, face à sa fille de moins en moins jeune. Elles mangent une soupe lyophilisée. Comment sait-il qu’elle est lyophilisée, la soupe ? Il sait, c’est tout. Parce qu’il ne peut pas en être autrement.
Un long voyage au pays des sans-grade
Peu à peu toute une faune se met à s’agiter derrière les vitres de son studio de trente-cinq mètres carrés. Il y a cette clocharde qui ne fait pas la manche. Derrière le supermarché où travaillent comme manutentionnaires des Africains sans papiers employés à l’entrepôt, les vigiles ont eu pitié de la vieille femme et lui ont laissé l’usage d’une baraque en plastique qu’ils n’utilisent pas. Elle y demeure, se nourrissant de produits périmés, y côtoie un petit gitan de huit ans qui fume sans surveillance et se débrouille, de vols en petits trafics. Un peu plus loin, une tenancière de bar surveille ses machines à sous. Dans le supermarché la jeune fille a trouvé du travail. Elle se rêve reine trônant devant sa caisse et recevant l’hommage de ses sujets. Il est là, le petit peuple dont on ne parle jamais sauf lorsqu’il émerge de son invisibilité avec un gros délit, un crime à faire les gros titres des journaux. Il grouille dans les souterrains de l’Histoire mais on ne le voit pas.
Un misérabilisme évacué
Si l’auteur-narrateur évoque tous ces déclassés auprès desquels on passe sans soupçonner leur existence, ou dont on ne veut rien savoir, ce n’est pas pour faire pleurer dans les chaumières façon Sans famille en s’apitoyant sur leur sort, c’est pour leur rendre la dignité et la richesse dont les prive la hiérarchisation sociale. Ils ont été paysans tenaillés par la faim, attirés par les sirènes de la consommation, un frigo, le chauffage, la télévision – et aujourd’hui, les nouveaux pauvres n’ont même plus cela « en échange de leur défaite ». Alors ils font ce qu’ils peuvent sous l’averse, accompagnés par les fantômes consolateurs hérités de leur passé qui déplacent des masses d’eau et modifient le paysage des étoiles. Comme les indiens Pueblos qui piétinent la terre pour se faire entendre et faire venir la pluie, ils battent des pieds, ces villageois de la misère pour que vienne les hanter la force des ancêtres, se déversant comme un torrent à la surface de la terre.
Entre réalité et rêve, un parcours poétique et musical
Les textes d’Ascanio Celestini sont issus de ses recherches sur le terrain. Il enquête sur la mémoire des événements et sur les questions liées à l’histoire récente, en lien avec l’imaginaire collectif. Les spectacles qui en dérivent n’adoptent pas la forme documentaire, pas plus qu’ils ne succombent au misérabilisme. L’auteur s’attaque à la déshumanisation et aux inégalités sociales mais son propos n’est pas militant, il est politique et la poésie est son arme. Musicien lui-même, il associe musique et poésie pour que l’art et son combat pour les exclus ne fassent qu’un, et que la sublimation du propos parle autant qu’un long discours. La musique à l’accordéon et au piano, interprétée par Philippe Orivel, vient ainsi ponctuer sans le dénaturer le long monologue que se met en bouche et s’approprie David Murgia. Les mots, ils tournent et retournent, parfois les mêmes, dans les mêmes phrases. Ils viennent et reviennent encore dans un leitmotiv entêtant et hypnotique. La dramatisation naît de ce tournoiement incessant qui donne à entendre la vibration muette et émouvante de ces vies de pauvres qui ont tant à dire. Elle les réenchante. « Parce que ça, Pierre, c’est l’histoire d’un jour de pluie. Pas vrai ? »
Pueblo
S Texte et mise en scène Ascanio Celestini S Avec David Murgia S Musique en direct Philippe Orivel S Voix off Diego Murgia S Traduction et adaptation Patrick Bebi et David Murgia S Régie Philippe Kariger S Création musicale Gianluca Casadei S Production et diffusion Catherine Hance, Aurélie Curti, Laetitia Noldé S Production Kukaracha ASBL S Coproduction Festival de Liège, Théâtre national Wallonie — Bruxelles, Théâtre de Namur, Mars – Mons Arts de la scène, Festival de Liège, Théâtre de Namur, Théâtre Jean Vilar de Vitry-Sur-Seine, Centre de production des paroles contemporaines / Festival Mythos, Théâtre Joliette, L’Ancre Théâtre Royal Avec le soutien de Wirikuta ASBL S Spectacle créé le 18 septembre 2020 au Festival de Liège S Durée estimée 1h30
11 – 23 octobre 2022, 20h30, dim. 23 octobre, 15h30 – Relâche les 16 et 17 octobre
Théâtre du Rond-Point – 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris
TOURNÉE
15 novembre 2022 Maison de la culture de Tournai (Bel)
6 — 17 décembre 2022 Théâtre des Célestins, Lyon (69)
21 avril 2023 Théâtre Sorano, Toulouse (31)