31 Octobre 2022
Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris présente la première rétrospective française de cet artiste puissant et provocateur qui commença sa carrière avec la Sécession viennoise.
Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris rend hommage à la peinture singulière, emportée, de cet artiste au travers de cent cinquante œuvres qui retracent son parcours. À la différence de Gustav Klimt et d’Egon Schiele, disparus en 1918, Kokoschka eut une longue carrière, postérieure à l’agitation artistique et à la remise en cause moderniste introduite par le Jugendstil, équivalent de l’Art nouveau, au tournant du XIXe et du XXe siècle. Elle s’achève en effet en 1980. Le peintre, qui était aussi écrivain, dramaturge et poète, avait alors quatre-vingt-quatorze ans.
L’exposition suit la chronologie. Elle se décompose en six sections : Un « enfant terrible » à Vienne (1904-1916), Les années de Dresde (1916-192), Voyages et séjours à Paris (1923-1934), Résistance à Prague (1934-1938), Exil politique en Angleterre (1938-1946), Un artiste européen en Suisse (1946-1980).
Vienne et le modernisme
Au moment où Kokoschka suit les cours de la Kunstgewerbeschule de Vienne, où il est l’élève de Klimt, entre 1905 et 1909, le milieu artistique viennois est en ébullition. Officiellement fondée en 1897 par un groupe d’architectes et de plasticiens, la Sécession viennoise ambitionne de réunir les forces artistiques vives et novatrices, de mettre en avant, contre un nationalisme étroit, un internationalisme favorisant l’échange, de renouveler les arts appliqués et de créer un art total. Elle revendique « la promotion des arts contre les colporteurs qui se font passer pour des artistes » et s’attaque à l’art éventé des salons officiels viennois. Kokoschka y fait figure d’« explosion dans un jardin » selon l’historien Carl Emil Schorske. Il se fait remarquer avec l’édition d’un poème qu’il écrit et illustre, les Garçons qui rêvent (1908) dont le thème – l’éveil à la sexualité des adolescents – choque la bonne société viennoise. On y retrouve les silhouettes filiformes auxquelles nous a habitués en particulier l’œuvre d’Egon Schiele. En 1909, sa pièce de théâtre, Mörder, Hoffnung der Frauen (« L'Assassin, espoir des femmes »), qui présente le violent combat entre les sexes et ouvre la voie à l’expressionnisme, conforte sa réputation d’offenseur de la morale publique et sa qualification par la critique de « fauve ». Par provocation, il se présente, habillé très « classiquement », en veste et chemise à col cassé, mais le crâne rasé…
Une peinture déjà forte mais qui se cherche
Les tableaux de l’année 1909 que sont le Joueur de transe (Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles) – où l’artiste, volontairement ou pas, dans sa hâte créatrice, a négligé de représenter un doigt de la main gauche de l’acteur Ernst Reinhold, qui tient rôle principal dans « l’Assassin », porte déjà la marque de ce qui caractérisera ses portraits tout au long de sa carrière : capter ce qui se masque derrière les apparences. Le portrait du comédien dont le regard semble tourné vers l’intérieur renvoie au portrait du violoncelliste catalan Pablo Casals II, daté de 1954 (Vevey, Fondation Oskar Kokoschka, musée Jenisch), qui montre le musicien concentré sur son instrument, auréolé de bleu. Si la touche qu’utilise l’artiste est plus heurtée, et le choc des couleurs présent sur le visage comme pour marquer la farouche opposition du violoncelliste, sa vie durant, à Franco et aux fascismes – en 1933, il refuse de jouer en Allemagne et ne retournera en Espagne qu’à la mort du caudillo – les deux tableaux respirent cependant une même force intérieure tranquille. Quant à la troublante Véronique tenant le Saint-Suaire (1909, Budapest, Szépmüvészet Müzeum), elle allie la douceur du visage de la sainte, teintée d’un mysticisme qui rappelle l’art siennois, avec cet outrepassement qui caractérise l’expressionnisme. Le visage du Christ apparaît, sanguinolent et tracé à gros traits sur le Saint-Suaire.
Un peintre dans la « tempête »
Très vite, sous l’impulsion de l’architecte Adolf Loos, Kokoschka se démarque de la Sécession. Il abandonne les lithographies en couleurs anecdotiques qui plongent à gros traits dans l’univers des contes et de la culture populaire dont il avait fait des cartes postales pour les Ateliers viennois (les Wiener Werkstätte) pour explorer à Berlin une voie moins « décorative ». Commence alors sa collaboration avec Herwarth Walden – dont le nom fait référence au livre-manifeste éponyme d’Henry David Thoreau prônant le retour à la nature de cet adepte de la désobéissance civile. Il collabore comme illustrateur et rédacteur à l’influente revue berlinoise Der Sturm (« la Tempête ») à partir de 1910. Expositions artistiques, pièces de théâtre, soirées, conférences, rencontres rassemblent des artistes tels que Kandinsky, Marc, Macke et Münter mais aussi des écrivains tels qu’Apollinaire et Cendrars ou Anatole France. Des exemplaires de la revue sont présents dans l’exposition tout comme le portrait plein de vie du fondateur de Der Sturm, Herwarth Walden (1910, Stuttgard, Staatsgalerie). Mais déjà les recherches de l’artiste le poussent à aborder d’autres rives de la figuration. Bertha Eckstein-Diener (1910, Vienne, mumok), qui apparaît en robe blanche vaporeuse, émerge comme une figure iconique du blanc de la toile. Dès 1913, la touche se fait plus marquée. C’est à grands coups de pinceau que le Peintre Carl Moll (Vienne, Belvédère) est représenté. Les traits sont marqués et les mains, osseuses, sont taillées à la serpe, comme souvent dans les œuvres. Les teintes sont assombries, voire lugubres dans le Portrait de jeune fille (Salzbourg, Museum der Moderne), dont l’expression dénote l’inquiétude.
La poupée réalisée par Hermine Moos, 1919. Vienne, Oskar Kokoschka Zentrum, Universität für angewandte Kunst © DR
Une poupée nommée Alma
En 1912, Kokoschka tombe éperdument amoureux de la riche veuve du compositeur Gustav Mahler, musicienne elle-même. Une folle passion qui dure trois ans et les entraîne dans un voyage à travers l’Europe. Le Paysage des Dolomites, Tre Croci (1913, Vienne, Leopold Museum), noyé de verts et de bleus, respire une harmonie quasi mystique. La Lune, réduite à un halo de lumière, domine un paysage montagneux où passe une charrette tandis qu’un cheval s’ébat en liberté au premier plan. Mais l’accalmie n’est qu’apparente. À la suite de leur rupture, Kokoschka s’engage comme volontaire dans l’armée autrichienne. Grièvement blessé par deux fois, il sombre, pendant sa convalescence à Dresde, dans la dépression. Il est obsédé par l’image d’Alma Mahler dont il ne parvient pas à se défaire. Après une rencontre avec la costumière et créatrice de marionnettes Hermine Moos, il a l’idée de créer une poupée grandeur nature pour remplacer la femme aimée. Les demandes qu’il fait alors à la marionnettiste dans une série de lettres sont stupéfiantes. Car non seulement sa « poupée » doit être ressemblante, avec les mêmes cheveux blonds roux et le même maquillage, mais elle doit être articulée – il se plaindra, à sa réception, de la mollesse de ses membres –, pouvoir baisser les paupières, avoir dans la bouche une langue et des dents. Il veut aussi retrouver le corps de sa maîtresse, ses seins mais aussi l’impression qu’il retire du toucher de sa peau. Une vertigineuse obsession que l’exposition présente dans une salle confrontant les photographies de la poupée et les toiles où elle apparaît au côté du peintre. La violence qui transpire dans cette appropriation forcenée où l’artiste se portraiture avec sa poupée est monstrueuse comme un viol par figure interposée.
Le choc de la Première Guerre mondiale
Plus la situation est noire, plus la couleur explose dans une virulence colorée et stridente comme dans le Pouvoir de la musique (1918, Eindhoven, Van Abbemuseum), qui n’est pas sans rappeler les liens qu’entretint le peintre avec les musiciens de la Seconde école de Vienne – Schönberg, Berg, Webern – et leurs explorations hors de la musique tonale. Il travaille avec des brosses plus larges. La touche a cette urgence mouvementée qui tient aussi à la manière dont l’artiste travaille. Soucieux de capter la vie de ses modèles, il les laisse déambuler dans l’atelier, ce qui l'astreint à une rapidité d’exécution pour en saisir les postures et ce qu'elles révèlent. Fixé à Dresde à partir de 1916, il disposera d’une chaire d’enseignement à l’École des arts de la ville de 1919 à 1924 avant de mener une vie nomade qui l’entraîne dans d’autres pays d’Europe, en Asie Mineure et en Afrique du Nord, encouragé par le galeriste Paul Cassirer qui s’engage à lui acheter les œuvres créées. Dans les paysages urbains qu’il saisit au fil de ses voyages à Paris, Marseille ou Londres, où l’eau semble avoir une grande place, c’est de haut qu’il contemple un paysage qu’il traduit tantôt en larges touches, comme ses vues de Dresde, tantôt plus dessinées comme à Marseille ou à la verticalité des mâts de bateau s’oppose l’horizontalité des bassins, tantôt dans un style qui rappelle le travail sur la lumière d’un Turner.
Vents contraires
En 1934, les austro-fascistes mettent à mal la démocratie autrichienne. Rebelle par nature, l’artiste, opposé au national-socialisme qui se développe en Allemagne, choisit, alors qu’il a regagné Vienne en 1933, de s’exiler à Prague – il y restera jusqu’en 1938. Il y rencontre celle qui sera son épouse, Olda Palkovská. Les tableaux de cette période exaltent, paradoxalement, une sorte de joie de vivre ramenée à des plaisirs simples – le repos dans un jardin entre jeux et chaise longue (Au jardin II, 1934, Vienne, Albertina Museum). Pendant ce temps ses œuvres sont décrochées des cimaises des musées germaniques, puis saisies et vendues aux enchères par le régime nazi pour financer son effort de guerre, ou encore spoliés à des collectionneurs juifs. Huit de ses œuvres apparaissent dans l’exposition Artete Kunst (« Art dégénéré »), présentée à Munich de juin à novembre 1937, qui rassemble 730 œuvres d’une centaine d’artistes. Kokoschka y voisine avec Nolde, Max Beckmann ou Kirchner comme avec Picasso ou Chagall. L’exposition du Musée d'art moderne, dans un couloir qui s’apparente à la mise à l’index dans laquelle on place ces artistes, montre les photographies en noir et blanc des œuvres de Kokoschka qui figurèrent dans « l'art dégénéré » et évoque leur destinée – et parfois leur disparition. En réponse, il dresse son Autoportrait en artiste dégénéré (1937, Édimbourg, National Gallery of Scotland).
Opposition et résistance
La pression s’accentuant, Kokoschka gagne Londres et s’engage, à travers sa peinture, dans une série de vigoureuses protestations contre l’immobilisme de la France et de l’Angleterre face à l’évolution de la situation. Dans des toiles où le grotesque le dispute à la colère, il fait de sa peinture « un instrument de guerre » selon Picasso. Qu’il stigmatise les Accords de Munich dans l’Œuf rouge (1940-1941, National Gallery, Prague) où, sur fond d’incendie de Prague, un Hitler vociférant et un Mussolini porcin se partagent l’œuf sous le regard indolent du chat français et du lion britannique, ou qu'il dénonce l’annexion de l’Autriche par Hitler dans Anschluss – Alice au pays des merveilles (1942, en prêt permanent au Leopold Museum, Vienne) dans l’indifférence générale – un clergyman, un soldat et un homme d’affaires, frappés d'immobilisme, se bouchent les yeux et les oreilles et se ferment la bouche – il montre une acrimonie vengeresse. Qu’il portraiture la reine Victoria en Loreley (1941-1942, Londres, Tate) assise sur un requin dévorant des naufragés, ou Churchill et Montgomery prenant benoîtement le thé au Café de Paris au lieu d’intervenir tandis que le front de l’Est se consolide (Marianne – Maquis – Le Deuxième Front, 1942, Tate), il montre la même force saisissante et acide teintée d’ironie amère et de colère qui rappelle invinciblement Otto Dix ou George Grosz.
Thésée et Antiope (l’Enlèvement d’Antiope), 1958-1975. Vevey, Fondation Oskar Kokoschka, musée Jenisch © DR
La mythologie au cœur de la fin de vie
Au sortir de la guerre, lorsqu’il s’installe en Suisse, on pourrait le croire apaisé, assagi. Il n’en est rien. En créant son École du regard en 1953 à Salzbourg, il enfourche la cause du figuratif face à l’abstrait. L’abstraction est pour lui le symbole même de la déshumanisation du monde moderne qui sépare les hommes de la nature. Et, même s’il plonge son œuvre dans la mythologie grecque comme la référence d’une sagesse à retrouver, à se réapproprier, sa vision n’est guère bucolique. Thésée et Antiope ou L’Enlèvement d’Antiope (1958-1975, Fondation Oskar Kokoschka, musée Jenisch, Vevey) renoue, tant plastiquement que par son thème, avec l’opposition homme-femme qui s’exprimait dans sa première pièce de théâtre. Si tout l’œuvre est incontestablement puissant et d’une force plastique peu commune, si les prises de position politiques du peintre ont été courageuses, on ne peut cependant se garder d’un malaise mêlé d'effroi devant le personnage dont les excès permanents ramènent comme un leitmotiv le mirage sauvage de la possession de l'Autre et la guerre des sexes au premier plan.
Commissariat Dieter Buchhart, Anna Karina Hofbauer et Fanny Schulmann, assistés d‘Anne Bergeaud et Cédric Huss
Du 23 septembre 2022 au 12 février 2023. Mar.-dim. 10h-18h, jeu. jusqu’à 21h30
Musée d’art moderne de la Ville de Paris - 11 Avenue du Président Wilson, 75116 Paris
www.mam.paris.fr 01 53 67 40 00