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Arts-chipels.fr

Huit heures ne font pas un jour. Un Fassbinder au doux parfum d’An 01.

Huit heures ne font pas un jour. Un Fassbinder au doux parfum d’An 01.

Lorsque Fassbinder rentre dans le moule d’une série TV populaire, diffusée à une heure de grande écoute, ce qui en résulte est un produit inclassable et réjouissant. Julie Deliquet s’en empare au théâtre, pour le plus grand bonheur des spectateurs…

Dans un décor de bric et de broc où le formica le dispute aux tables réalisées avec des tréteaux et une porte, où tous les objets semblent atteints de la lèpre et du vieillissement, dans un lieu qui s'apparenterait à un squat années 1970, ils sont venus pour fêter l’anniversaire de la grand-mère. Les enfants et les petits-enfants, les célibataires – vieille fille comprise – et les mariés plus ou moins bien plus ou plus ou moins mal et plutôt mal que bien. La grand-mère, un peu follingue, est malicieuse, impertinente, indocile. Pas dans les cordes – elle s’est trouvé un petit ami complètement lunaire –, vieille dame « indigne » et pleine de vie, elle a des problèmes de logement, car tout est trop cher pour des retraités sans moyens. Mais voici que Jochen, l’un de ses petits-fils, arrive accompagné d’une inconnue de rencontre, la jeune Marion, qui travaille dans un journal aux Petites annonces. Elle débarque comme un chien dans un jeu de quilles dans un monde où la jovialité des premiers moments a tourné à l’aigre et aux règlements de compte…

Une plongée dans la vie comme elle va

En suivant cette famille de prolétaires vivant à Cologne, Fassbinder dresse le portrait de l’Allemagne des années 1970, très industrielle et marquée par l'importance, à cette époque, d’une classe ouvrière forte. Il dépeint une société très marquée par la différence des classes – Irmgard, l’amie et collègue de Marion, ne cesse de lui faire remarquer que sa relation avec un homme de classe « inférieure » sera problématique –, où les conditions d’existence sont difficiles – vie trop chère, loyers trop lourds – et où les ouvriers, toujours à la recherche d’une prime qui leur permettra de boucler leurs fins de mois, sont esclavagisés et assujettis à une hiérarchie au travail parfois imbécile. Il évoque aussi, à travers les couples mariés, la chape qui pèse sur les femmes, réduites au silence quand la violence physique ne s’en mêle pas.

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Espace unique, lieux multiples

La table familiale se métamorphosera au fil des séquences en salle de repos à l’usine, entre évier déglingué et toilettes de fortune, en salle de douche où, après le travail, les ouvriers reprennent forme « humaine », en chambre d’occasion pour les amoureux qui n’ont pas de chez eux ou en salle de banquet lorsque Jochen et Marion convoleront en de justes noces tout aussi agitées que l’anniversaire de la grand-mère. L’espace respire la précarité, les bricolages du quotidien, la vie de bouts-de-ficelle. Il reflète les difficultés de l’existence au jour le jour, le lieu d’où chacun chercherait à s’évader, mais, dans le même temps, il est infiniment vivant. Car c’est là que s’échangent les opinions, que se discute la résistance, que s’opèrent les changements.

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Une série TV inachevée

Huit heures ne font pas un jour, dont Julie Deliquet fait un spectacle unique en deux parties – la première à partir de l’anniversaire de la grand-mère et du tableau de la réalité ouvrière, la seconde plus articulée sur la résistance qui s’engage et dont le couple Jochen-Marion est le symbole – résulte d’une commande faite à Fassbinder de huit épisodes dont seulement cinq seront réalisés (et diffusés d’octobre 1972 à mars 1973). La série qu’il crée prend à rebrousse-poil les attendus du genre. Ses personnages ne sont pas, comme il est d’usage, issus de milieux favorisés, mais des prolétaires qui, au-delà des problèmes de couple qui forment la mayonnaise habituelle de ce type de feuilletons, sont plongés dans des difficultés de vie qui ressemblent furieusement à ceux de tout un chacun. Sa diffusion provoque un véritable engouement et bat des records d’audimat, mais cette mise en avant d’une critique du capitalisme, cette évocation de solidarités victorieuses et le développement d’idées telles que la maîtrise par les travailleurs de leur travail est immédiatement brocardée par les médias conservateurs et source d’embarras pour la chaîne.

© Pascal Victor

© Pascal Victor

S’attaquer à toutes les formes d’oppression sur le mode humoristique

On connaissait le Fassbinder caustique, critique et désabusé. Avec Huit heures ne font pas un jour, son souci de faire œuvre populaire ne relègue pas aux oubliettes sa vision très dure d’une société de rapports de force et de violence, mais il y ajoute la bonne humeur, l’empathie, le positif et les met au premier plan. S’il passe en revue toutes les formes d’aliénation sociale, raciale et sexiste à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui, c’est pour montrer qu’il existe des solutions et qu’il suffit de se prendre en main, collectivement et individuellement, pour changer le monde. Il ne masque pas les difficultés et les échecs possibles – certains des personnages font de mauvais choix – mais, résolument optimiste et quelque peu manichéen sur les bords, il montre que ces choix ne leur profiteront pas et qu’il existe une « bonne » solution. Et on s’amuse beaucoup de l’adaptation proposée, de la truculence des personnages croqués et de leur vérité expressive. Avec leur goût de déjà-vu, déjà-entendu qui nous rappelle quelque chose.

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Rêverie sur un monde perdu

Dans ces Huit heures souffle le vent libertaire qui régnait après 1968 : celui de la récupération des outils de production par ceux qui les utilisent, de solidarité et de partage du travail. On rêvait alors d’une société où, avec l’aide de la mécanisation, chacun travaillerait moins et où le travail serait mieux partagé. Gébé, autrement dit Georges Blondeaux, ancien dessinateur de la SNCF, développait dans la série l’An 01, que Jacques Doillon adaptera au cinéma, les utopies mâtinées d’humour grinçant et de poésie, enrichies des propositions des lecteurs, qui circulaient alors. Avec une idée simple : « On arrête tout et on fait un pas de côté ». Il y a pas mal de cela dans Huit heures ne font pas un jour. De l’insolence et de la joie, du rêve qu’on concrétise, les coopératives de production réinventées qui verront le jour durant cette période et, pour les générations qui n’ont pas connu cette période, un espoir fou dans un monde en mouvement. « Je vous parle d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître… » Pour qu’enfin, peut-être, la quête du sens et des valeurs collectives et solidaires refasse surface… et que tout soit bien et finisse bien dans le meilleur des mondes possible.

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Huit heures ne font pas un jour (épisodes 1 à 5) de Rainer Werner Fassbinder. Traduction Laurent Muhleisen

S Mise en scène Julie Deliquet S Avec Lina Alsayed (Monika, soeur de Jochen, épouse d’Harald et mère de Sylvia), Julie André (Käthe, fille de Luise, épouse de Wolf, mère de Jochen et Monika, et La cheffe d’atelier), Éric Charon (Wolf mari de Käthe, père de Jochen et Monika, et Rüdiger, ouvrier), Évelyne Didi (Luise dite Mamie, grand-mère de Jochen et Monika, mère de Käthe et Klara), Christian Drillaud (Gregor, amant de Luise), Olivier Faliez (Harald, mari de Monika et père de Sylvia, Giuseppe, ouvrier immigré), Ambre Febvre (Marion, petite amie de Jochen), Zakariya Gouram (Rolf, ouvrier, Ernst, le nouveau contremaître), Brahim Koutari (Manfred, meilleur ami et collègue d’usine de Jochen, amour de jeunesse de Monika), Agnès Ramy (Irmgard, collègue de bureau et amie de Marion), David Seigneur (Franz, ouvrier puis contremaître), Mikaël Treguer (Jochen, fils de Käthe et de Wolf, frère de Monika), Hélène Viviès (Tante Klara, fille de Luise, sœur de Käthe,Petra, ouvrière, et une enfant) S Collaboration artistique Pascale Fournier, Richard Sandra S Version scénique Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos S Scénographie Julie Deliquet, Zoé Pautet S Lumière Vyara Stefanova S Son Pierre De Cintaz S Costumes Julie Scobeltzine S Régie générale Léo Rossi-Roth S Décor réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philipe, Centre Dramatique National de Saint-Denis S Les œuvres de Rainer Werner Fassbinder sont représentées par L’ARCHE - agence théâtrale. S L’intégralité des huit épisodes de l’œuvre Huit heures ne font pas un jour est publiée par L’ARCHE Éditeur, www.arche-editeur.com © L’Arche, 2021 S Production Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis S Coproduction La Comédie, centre dramatique national de Reims ; TnBA, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine ; La Coursive, scène nationale de la Rochelle ; Théâtre Joliette, scène conventionnée de Marseille S Avec le soutien de l’École supérieure d’art dramatique de la Comédie de Saint-Étienne / DIESE #Auvergne-Rhône-Alpes. S Durée 3h30 avec entracte

Du 28 septembre au 9 octobre, lun.-ven. 19h30, sam. 1er oct. 14h, sam. 8 oct. 17h, dim. 15h www.theatregerardphilipe.com

TOURNÉE

Le 14 octobre 2022, EMC91, Saint-Michel-sur-Orge

Du 19 au 21 octobre, Domaine d’O, Montpellier

Du 8 au 11 novembre, TNBA, Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine

Les 17 et 18 novembre, Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul

Les 1er et 2 décembre, Théâtre de Lorient - CDN

Les 13 et 14 décembre, La rose des vents, scène nationale, Lille Métropole Villeneuve-d’Ascq

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