29 Octobre 2022
La Fondation Custodia expose, jusqu’en janvier 2023, ses collections de dessins français du XIXe siècle. Une occasion d’approcher un autre aspect de l’activité des peintres, de découvrir certains de ceux que l’Histoire a oubliés en même temps que de mesurer ce que recouvre la passion d’un collectionneur.
Environ cent cinquante œuvres, issues en majorité des collections de Frits Lugt, qui créa la Fondation Custodia et fut aussi le fondateur de l’Institut néerlandais à Paris, sont exposées sur les cimaises de la Fondation Custodia. Les dessins du XIXe siècle présentés ont, dans leur grande majorité, été acquis par le collectionneur. Les acquisitions ultérieures qui ont été faites pour l'enrichir l'ont été en respectant l’esprit et la démarche de Frits Lugt. Elle ne vise donc en aucun cas à proposer un aperçu représentatif de l’ensemble « dessins » du XIXe siècle mais s’articule plutôt autour des centres d’intérêt du fondateur.
Antoine Berjon (1754 – 1843), Portrait d’homme de profil. Pierre noire et rehauts de craie blanche sur papier préparé bleu-gris – 354 x 285 mm Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
La vision « orientée » d’un collectionneur
Les collections que conserve et présente la Fondation Custodia donnent du XIXe siècle un aperçu très particulier, peut-être aussi parce que les acquisitions du collectionneur pour la période concernée, de son vivant, ont été peu nombreuses. Ainsi les compositions pour tableaux narratifs des peintres néoclassiques ont été laissés de côté alors que les réalisations des peintres académiques y ont une place, avec, parfois, des œuvres surprenantes au regard de leur peinture. Les genres de prédilection qui ont guidé le collectionneur s’y retrouvent : les paysages, les portraits, les figures y occupent la plus large place. François Marius Granet, Pierre-Henri de Valenciennes, Achille Etna Michallon, Jean-Baptiste Corot, les frères Flandrin, Hippolyte, Paul et Auguste, Louis-Nicolas Cabat, Paul Huet, Eugène Isabey, Théodore Rousseau, Henri Harpignies y font figure de fidèles. Mais dans le domaine du paysage, par exemple, si les peintres de l’école de Barbizon – même si l’appellation est aujourd’hui contestée – sont présents, l’impressionnisme et le postimpressionnisme sont totalement absents. Ni Monet, ni Manet, ni Cézanne n’apparaissent, pas plus que Seurat, Signac, Gauguin ou Van Gogh. De la même manière, nombre de peintres et graveurs romantiques ne sont pas représentés. Ni Eugène et Achille Devéria, ni Tony Johannot n’apparaissent et le choix des thèmes écarte, bien évidemment la caricature, Jean-Jacques Granville, Paul Gavarni – dont Une porte à Montmartre (août 1832), seule œuvre présente dans l’exposition, ne donne qu’une vision très parcellaire – ou Honoré Daumier dont l’œuvre peint déborde grandement le simple champ de la caricature.
François Marius Granet (1775 – 1849), Terrasse à Castellar, 1846. Aquarelle sur un tracé au graphite. – 165 x 241 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
Entre paysages et portraits
L’exposition conjugue un parti pris chronologique avec une organisation thématique dans un parcours où dessins au graphite ou à la plume et lavis rencontrent l’aquarelle, la gouache et le pastel. Elle fait la jonction entre les XVIIIe et XIXe siècles avant d’évoquer tour à tour, croisant chronologie et thèmes, la nature environnante, les arbres, les rochers, les bords de mer, avec une traversée où le « tour » des peintres passe par Rome et le voyage en Italie et où s’épanouit la Provence de François Marius Granet. Les esquisses et études y ont leur place. Portraits et autoportraits reviennent de manière récurrente pour interroger la représentation de la figure humaine. Quant aux scènes de genre très en vogue au siècle précédent, elles sont peu nombreuses et s’apparentent à des notations occasionnelles plus qu’à un thème délibéré. Artistes reconnus par la postérité, ou célébrés de leur temps avant de tomber dans l’oubli, ou encore inconnus mais aux qualités indéniables vont à la rencontre de techniques qui se diversifient avec l’apparition de l’aquarelle autour des années 1820 et le retour en grâce du pastel dans le troisième quart du XIXe siècle.
Louis Cabat (1812-1893), Paysage avec un ciel nuageux, 1836. Aquarelle – 241 x 334 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
Le paysage, un thème majeur dans l’exposition
On sent, à travers les choix qui sont faits, l’importance que revêt pour le collectionneur les manières d’approcher la nature. L’Aixois François Marius Granet laisse, quarante ans avant Cézanne, de belles aquarelles de paysages provençaux où revient, de manière entêtante, la Sainte-Victoire. De l’aquarelle, Louis Cabat exploite le côté vaporeux, évanescent parfois, estompant la frontière entre le ciel nuageux et la terre d’où monte une brume dont on ne sait si elle est résidu de nuage ou brume d’après la pluie (Paysage avec un ciel nuageux, 1836). Dans Paysage avec une fontaine à Ariccia (1839, plume, encre brune et lavis brun), il procède à l’inverse. C’est le paysage qui « mange » le ciel et bouche la perspective. Théodule Ribot poursuit des recherches plastiques qui témoignent de l’importance accordée à l’immédiateté du geste et à l’épure. Son Paysage (1885), à la plume et à l’encre brun foncé, révèle un minimalisme éloquent dans la représentation de la large et longue plage de Trouville où l’on devine plus qu’on ne les voit, les reflets sur la mer qu’on imagine à marée basse, avec les bâtiments au loin.
Caroline de Fontenay (1807 – 1853), Avec vue sur la Touques, 1842. Plume et encre brune, aquarelle et rehauts de gouache – 289 x 239 mm Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
Autour du romantisme
Si le romantisme est quasi inexistant, l’exposition montre cependant un pastel de Delacroix (Près de Gibraltar, 1832) réalisé lors de son voyage au Maroc, alors qu’il accompagne Charles de Mornay dans son ambassade auprès du sultan du Maroc en 1831. L’utilisation, rare chez le peintre, du pastel, tient à la rapidité d’exécution qu’il permet. Paul Huet, un ami de Delacroix un temps l’élève de Pierre Narcisse Guérin et de François Gros mais surtout son propre maître, est marqué par l’œuvre de Constable et par le travail d’aquarelliste de Richard Parkes Bonington. Il offre une vision sensible du paysage, l’exploration d’une diversité de styles, liée à sa volonté de travailler sur la captation du sujet. Dans sa Vue près d’Apt (1862), le ciel s’étale en large bandes horizontales sur le lit asséché, très lumineux d’une rivière parsemée de rochers. Sa Marine par temps d’orage oppose un ciel chargé, noir et cotonneux aux vagues dont les tracés précis parsèment la mer. Quant au Paysage : effets de ciel, il confine merveilleusement à l’abstraction. Caroline de Fontenay (Defontenay), qu’on a plaisir à découvrir, reprend, pour sa part, dans Avec vue sur la Touques (1842, plume et encre brune, aquarelle et rehauts de gouache), le thème romantique de la fenêtre, ouverte.
Théodore Rousseau (1812 – 1867), Le Chêne de la Reine Blanche, vers 1860. Fusain, rehaussé de craie blanche, sur toile préparée – 1180 x 888 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
Barbizon et ses satellites
Si Théodore Rousseau, qui a dédié son œuvre au paysage, figure en bonne place en laissant dans ses dessins et ses aquarelles une forme d’inachèvement qui met en relief le mouvement, Corot et Millet sont aussi présents. Si Millet réserve généralement le crayon noir pour ses études de figures, il privilégie l’aquarelle dans ses paysages. Il réalise de rapides croquis au graphite sur le motif, et les rehausse de couleur de retour dans l’atelier, tel le Paysage près de Cruchy (v. 1854 ?, plume, encre brune, aquarelle) présent dans l’exposition. Plus méconnu est le travail en tant que paysagiste d’Antoine Louis Barye, qui fréquentait à Barbizon Corot et Rousseau. Renommé comme sculpteur d’animaux exotiques, il conservait généralement ses toiles de paysages par-devers lui, bien que certaines de ses aquarelles aient été vendues plus cher que ses bronzes. Le Paysage (aquarelle et lavis brun sur carton) qui est exposé représente une vaste plaine désertique et inhabitée. Barye y développe une technique très personnelle : il travaille la matière et superpose les couches. Corot, de son côté, montre dans ses crayonnages au graphite son souci de la composition des paysages.
Eugène Isabey (1803 – 1886), Vue d’un village de la côte normande. Aquarelle, gouache, pointe du pinceau et encre noire sur un tracé à la pierre noire – 257 x 350 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
Isabey et ses élèves
Eugène Isabey, fils du miniaturiste Jean-Baptiste Isabey, fut essentiellement un peintre de marines et notamment de batailles navales et de naufrages. Il réalisa aussi dix-sept vues d’Auvergne pour les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Charles Nodier et Alphonse de Cailleux. Dans ses aquarelles, il n’hésite pas à mêler la gouache, jouant sur la transparence et l’opacité, comme dans la Vue d’un village sur la côte normande. Son Épave sur le rivage (1860 ?) est saisissante. Aquarelliste virtuose, il eut une grande influence sur les artistes qui lui succédèrent, incitant ses élèves à travailler sur le motif, tels Eugène Lepoittevin, Jongkind ou Eugène Boudin. Boudin utilise l’aquarelle avec une délicatesse et une parcimonie qui transforme les espaces laissés vides par le passage du pinceau en couleur installant des reflets sur la mer (Vue d’une baie). Jongkind quant à lui cultive à l’aquarelle sur un tracé à la pierre noire les transparences de beige et de gris du ciel, de la mer et de la terre (Bord de mer près du Havre, 27 août 1862).
Achille Benouville (1815 – 1891), Le Lac de Nemi et la ville de Genzano à l’arrière-plan. Aquarelle, gouache et pierre noire, plume et encre brune – 375 x 567 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
Quand vient la nuit…
Les séquences nocturnes ou du soleil couchant inspirent les artistes. Léon Cogniet, portraitiste et peintre d’histoire, artiste très académique, n’en livre pas moins dans ses Reflets de lune sur la mer au fusain et rehauts de craie blanche sur papier bleu une vision surprenante tant la magie imprègne cette œuvre où tout n’est que suggestions et estompages des formes qui créent des passages entre les mondes. N’étaient les personnages qui se découpent en ombres chinoises à peine distinguables sur le bord droit du tableau, on pourrait se penser perdu en mer, tous repères abolis, balancé dans la lumière chiche de la lune brumeuse. Pierre Prins, qui fit du pastel sa technique de prédilection, encouragé par Manet, se livre à de nombreuses recherches sur la lumière qui le rapprochent des impressionnistes dont il se tint cependant toujours à l’écart. Son Coucher de soleil sur la Manche (1873), où les bleus nuit, les rouges et les teintes dorées se répondent avec une ligne d’horizon qui s’estompe entre la mer et le ciel, ouvre un champ infini à la rêverie. Le clair de lune inspire aussi Antoine Vollon. Dans son Paysage de rivière au clair de lune au fusain et rehauts de craie blanche sur papier gris, c’est une barque fantomatique, habitée par des ombres, qui émerge des demi-ténèbres.
Gustave Doré (1832 – 1883), Vue de la forêt à Westbridge, 1879. Aquarelle et gouache sur un tracé au graphite – 744 x 625 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
Une vie dans les arbres
Pour Antoine Ponthus-Cinier, le sujet de l’arbre est récurrent. Son Arbres et lac dans un paysage de montagne à la plume et encre brun foncé, lavis gris et rehauts de gouache blanche sur un tracé au graphite, avec ses trois arbres fatigués et étiques se déployant dans un décor noyé, a une vraie grâce un peu mystérieuse. Qu’ils soient dénudés et dressent leurs squelettes vers le ciel comme dans le Chemin de traverse d’Étretat à Fécamp (Adolphe Dallemagne, mars 1871, qui avait par ailleurs un atelier de photographie où il réalisait toutes sortes de portraits), dans le Sous-bois désolé de Jean-Pierre Montseret, ou qu’ils prennent la forme de souches chez Jules Laurens, de bouquets plus rieurs dans la Mare aux Fées (Théophile Narcisse Chauvel, 1854), dans le Paysage de la campagne romaine : les marais Pontins de Félix Hippolyte Lanoüe avec ses vaches placides au bord de l’étang ou encore dans le Paysage italien de François Chifflart, les arbres sont états d’âme. Ils apparaissent parfois japonisants comme chez Auguste Cabuzel où ils sont réalisés avec une économie de moyens remarquable. La nature y semble suspendue dans le temps et diffuse un sentiment d’éternité. Et puis il y a la force de Gustave Doré, qui utilisait beaucoup l’aquarelle au cours de ses voyages. La Vue de la forêt à Westbridge (1879) est une évocation mystérieuse autant que merveilleuse. Réduite à de longs troncs pratiquement dépourvus de feuillage, les arbres s’élèvent vers le ciel, comme aspirés par lui. La composition en bais des cimes des frondaisons répond, comme en symétrie, au chemin qui se dessine en bas de l’aquarelle.
Hippolyte Flandrin (1809-1864), Vue de la campagne romaine, 1837. Aquarelle, 136 x 244 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
Rome et l’Italie
De nombreuses œuvres rappellent le passage « obligé » de tout peintre par Rome dans le « tour » qu’il se doit d’effectuer. La Vue de la tour de la Villa Malta (1821, graphite, pointe du pinceau et encre brune) d’Antoine Félix Boisselier atteste de l’importance de l’inspiration néoclassique de l’époque. Quant à Achille Etna Michallon, né dans le palais du Louvre et disparu à l’âge de 26 ans, qui copie Claude Lorrain avec un incontestable talent dès l’âge de six ans, il montre un exceptionnel talent de dessinateur à Rome ou à Naples où il réalise sur le motif des dessins à la pointe de pinceau, à l’encre brune et au lavis brun sur tracés à la pierre noire, révélant dans les Popilei delle Aquile, Villa Borghèse ou dans les Ruines de l’aqueduc de l’Anio Novus entre Tivoli et Subiaco un sens de l’équilibre des compositions tout à fait remarquable… De leur côté, Auguste, Hippolyte et Paul Flandrin, grands amateurs de l’Italie, ont laissé des vues de la Baie de Naples et du golfe de Gaète. Ils travaillaient souvent côte à côte, parfois en collaboration, ce qui rend l’identification de certains de leurs dessins difficile. L’aquarelle de la Vue de la campagne romaine (H. Flandrin, 1837) est énigmatique. Pas de champ cultivé ni de maison, pas plus que d’homme. Un paysage désertique, avec des fumeroles qui semblent sortir de l’eau et une tour dressée sur un promontoire. On se croirait en bord de mer, peut-être du côté des îles Éoliennes. Les nuages en couvercle sont posés sur la ligne d’horizon. Minimalistes, les aquarelles de bord de mer (Naples, Gaète) d’Hippolyte Flandrin sont d’une délicatesse enchanteresse : à peine des ombres dans un ciel beige, avec une mer à peine teintée et des reliefs bleutés sur la ligne d’horizon. Chez Henri Joseph Harpignies qui a maintenu toute sa vie que Corot était son maître, les œuvres doivent cependant plus à l’école de Rome, où il se rendit deux fois, qu’à celle de Barbizon. Son style de grand aquarelliste oscille entre le classicisme de la Vue de Saint-Pierre de Rome depuis les rives du Tibre et les études de lumière de la Vue des jardins de la villa Borghèse (1851) où les formes se font plus simples et presque abstraites.
Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780 – 1867), Portrait de Julie Forestier en médaillon, 1806. Graphite, rehaussé d’aquarelle et de gouache blanche sur papier vélin – 90 x 72 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
Les portraits comme captation de l’âme
Alors que les paysages répondent à plusieurs nécessités, qu’ils soient destinés à capter une atmosphère, à camper un décor, préliminaire d’une œuvre plus aboutie ou plus simplement à fournir la matière d’un exercice de maîtrise du dessin, les portraits ont des visées plus précises. Ils s’intéressent au sujet même qui est portraituré, s’attachant à rendre visible le personnage derrière son apparence, plus qu’à manifester la présence et les émotions de l’artiste. C’est le modèle qui prime, avec l’exception toutefois des personnages d’Ingres qui ont cette acuité particulière du regard lorsqu’ils contemplent celui qui les regarde, et qu’on retrouve dans l’exposition. Elle propose en outre nombre d’autres portraits tels l’Autoportrait (v. 1887-1888) plein d’inquiétude du « bucolique » Ker Xavier Roussel ou le saisissant Portrait de Victor Hugo sur son lit de mort (1885) de Théodule Ribot, réalisé à la pointe de pinceau, encre noire et lavis gris, sans doute d’après une photographie. Sur le visage du personnage se superpose la manière dont le peintre- dessinateur perçoit celui ou celle qu’il représente. Les portraits détachés de tout contexte et d’arrière-fond d’Eugène Carrière réinterprètent la figure dont ils s’emparent. Son Portrait d’Edmond de Goncourt (huile sur parchemin sur la reliure de Germinie Lacerteux, 1892), noyé dans la pâleur évanescente d’un camaïeu de bruns, donne aux deux yeux, noirs, une présence troublante. Le Portrait d’homme de profil à la pierre noire et rehauts de craie blanche, représenté par le Lyonnais Antoine Berjon, par ailleurs plutôt peintre de bouquets resplendissants et de natures mortes, témoigne d’une vie saisissante. De premiers signes de calvitie apparaissent sur sa chevelure en désordre et le demi-sourire qu’il montre accompagne un regard pensif qui suggère un ailleurs.
Fortuné Delarue (actif vers 1794), La Famille Ciceri, 1829. Plume et encre brune, aquarelle et gouache sur graphite – 185 x 238 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
Lieux habités et scènes de genre.
Si elles sont peu nombreuses dans l’exposition, on peut cependant remarquer, outre la Glaneuse (1851-1853) de Millet, dessin préparatoire au Repas des moissonneurs ou Ruth et Booz présenté au Salon de 1853, un Paysage avec un pêcheur (v. 1864) de l’aquafortiste Charles Jaque, réalisé à la pierre noire avec rehauts de craie blanche sur papier beige, prélude à une eau-forte de l’artiste. Dans un esprit similaire, la Famille Ciceri (1829, plume et encre grise, aquarelle et gouache sur un tracé au graphite) de l’Amiénois Fortuné Delarue offre une saynète familiale pittoresque. Perchés sur un rocher qui domine un paysage brumeux, le peintre Pierre-Luc Charles Ciceri et sa famille apparaissent comme isolés du reste du monde, pendant domestique et quotidien du Voyageur au-dessus d’une mer de nuages de Caspar David Friedrich. De son côté, Pierre-Luc Charles Ciceri campe, à l’aquarelle dans un autre tableau, une saynète représentant l’envers du décor de la Fête des Loges (1826). Car les personnages et les accessoires de la fête apparaissent au second plan, comme dans les coulisses qu’un rideau d’arbres isole du théâtre du premier plan.
James Tissot (1836 – 1902), Le Vestiaire, vers 1885. Graphite – 339 x 426 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
De curieuses « absences »
Le plus souvent les personnages apparaissent non pour eux-mêmes mais comme des incidences et l’une des caractéristiques de l’exposition est justement cette absence de l’humain ou sa relégation au second plan. Elle est manifeste dans ces décors inhabités de campagne, comme chez Eugène Lami, dans la manière dont Adolphe Hervier, fils de miniaturiste, capte les espaces créés par l’homme – il avait une prédilection pour les vieilles bâtisses – en y introduisant des silhouettes étirées et méconnaissables. Sa Vue d’une maison à Coutances (nov. 1866), qui mêle plume et encre brune, lavis brun, aquarelle et gomme arabique, pourrait s’approcher du cubisme ou de l’abstraction géométrique dans ses répartitions de blocs de torchis à l’agencement savant séparés par des poutres. Elle s’exprime aussi dans les très nombreuses vues d’Italie où l’architecture des bâtiments et l’agencement des lignes et des volumes qu’ils produisent sont privilégiés. En dehors des quelques exemples mentionnés plus haut, l’homme, s’il est présent par ricochet, reste étonnamment absent. Même dans la Vue de la rue de Vaugirard (v. 1900) d’Henri Zuber qui joue admirablement des limites de la couleur au passage du pinceau, l’activité de la grande ville est reléguée à l’arrière-plan où se dessinent au loin des silhouettes humaines et une voiture. Hasard des acquisitions ou choix délibéré du collectionneur ? On peut s’interroger quand les éléments les plus « vivants » de l’exposition suggèrent la présence humaine sans la montrer. Le Vestiaire de James Tissot, ce Français qui anglicisa son nom pour exercer Outre-Manche, un très vivant dessin au graphite, présente des redingotes et des chapeaux haut-de-forme, suspendus à des patères au milieu desquelles trône un étui de contrebasse. Il dégage une vitalité pleine d’un humour non dénué d’acidité tant on imagine le côté interchangeable teinté de laisser-aller de ceux qui se glissent dans la redingote. Quant à la Paire de pantoufles, réalisée à l’aquarelle sur un tracé à la pierre noire, du peintre académique Paul Besnard, elle est un monde à elle seule. Ces pantoufles fatiguées, aux talons écrasés, témoignent d’une intimité et d’une quotidienneté d’autant plus attendrissante qu’au verso de la feuille, c’est la silhouette de l’épouse et modèle de l’artiste qui apparaît.
Théodore Rousseau (1812 – 1867), Bords d’une rivière dans le Berry, 1842. Aquarelle, lavis brun, rehaussé à l’huile en brun, bleu et blanc, sur un tracé à la pierre noire – 289 x 435 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.
En tout cas, quelques que soient les réserves que peut inspirer la non exhaustivité de la démarche du collectionneur, la sélection qui en est faite est l’occasion de découvrir, au côté d’artistes majeurs de l’art français (Ingres, Delacroix, Corot, Rosa Bonheur…), des oubliés (Achille Benouville, Eugène Buttura, Lionel Le Couteux) et les méconnus que sont Caroline de Fontenay ou Charles Eustache, en découvrant des œuvres, pour certaines, présentées au public pour la première fois. Et dans ce qu’il nous est donné à voir, la beauté, le rêve et l’imaginaire qu’elles charrient méritent qu’on se déplace. L’exposition passionnante consacrée à Léon Bonvin, qui est simultanément présentée, ajoute un plaisir inédit à la visite.
Dessins français du XIXe siècle
Du 8 octobre 2022 au 8 janvier 2023
Fondation Custodia, 121 rue de Lille, 75007 Paris, France
+33 (0)1 47 05 75 19 www.fondationcustodia.fr
Visites guidées avec une conférencière : 9, 19 et 29 novembre, 3 et 14 décembre à 12h30. Inscriptions : visites@fondationcustodia.fr, dans la limite de 2 places par réservation.
Avec le même billet, accès à l’exposition consacrée au peintre et dessinateur Léon Bonvin. Voir notre article : http://www.arts-chipels.fr/2022/10/leon-bonvin.un-realisme-augmente.html