30 Octobre 2023
Lorsque Fabrice Melquiot réunit deux amis dans un spectacle fait de rêves d’histoires, de mondes perdus et de reconstructions hypothétiques, on oscille entre théâtre de l’absurde et Nouvelle Vague, et entre comédie et drame existentiel.
Dans un décor de fin du monde, ils attendent le public, assis sur des cartons en équilibre dans un décor de vieux sièges de cinéma – ou de théâtre – déglingués, au milieu de vestiges effondrés de stucs décoratifs et sous le regard impavide d’un avion en plein décollage, qui clame fièrement que le ciel est à nous et dont les éléments se détachent et pendent lamentablement. Une vision de monde d’après – mais d’après quoi au juste ? La ruine d’une société de consommation et de loisir ? la destruction du monde industriel ? En tout cas un champ de ruines où l’histoire apparaît suspendue. Mais la fable ne dit pas ce qui s’est passé et laisse le spectateur libre d’imaginer les raisons du désastre. Elle regarde simplement les deux individus qui sont là sur la scène, vieux complices, amis de toujours ou presque, perdus dans leur immense solitude à deux.
Écrire pour deux acteurs
Au point de départ, il y a le projet de Fabrice Melquiot d’écrire pour deux comédiens qu’il connaît bien et qui sont amis. Leur créer une intimité pas tout à fait artificielle, jouer de leurs personnalités, de leurs spécificités et de leurs complémentarités. Créer un duo, au sens où un cirque associerait l’auguste et le clown blanc, à ceci près qu’ils sont à tour de rôle l’un et l’autre et se renvoient la balle avec confiance et abandon. On n’imagine pas Don Quichotte sans Sancho Panza ou Dom Juan sans Sganarelle, mais ici les rôles sont réversibles et ce qui les distingue est de l’ordre du comportement. Plus léger et drolatique, farceur et rêveur pour l’un, plus colérique et fort en gueule pour l’autre. Une sorte de vieux couple, abandonné à lui-même, dans un monde que les femmes ont déserté et laissé à l’état de désert.
La place du public
C’est à un lent déshabillage, au propre comme au figuré, qu’ils vont se livrer, accumulant les réflexions « philosophiques » sur le sens de l’existence ou sur l’évolution de la société. Seuls au monde, dans un décor laissé pour compte par les hommes, au bord d’une catastrophe matérialisée par une météorite qui descend lentement, comme une épée de Damoclès, au-dessus de leur tête, ils n’oublient cependant pas qu’ils sont en représentation. C’est au public qu’ils adressent leurs diatribes sur le monde qui s’effondre, lui qu’ils prennent à témoin lorsqu’ils commentent l’autre ou se livrent à l’auto-analyse, lui dont ils font le réceptacle de leurs bons mots. Il représente ce monde dont ils déplorent l’absence, celui dont ils espéreraient des réponses à leurs attentes mais qui reste étrangement silencieux.
Le cinéma comme outil de nos vies fantasmées et de nos reconquêtes
Ce qui les rapproche, c’est leur amour du cinéma et ils citent à l’envi les répliques et les chefs d’œuvre inoubliables qui sont au cœur de leur mémoire. Scorsese répond à Leos Carax, Kubrick alterne avec David Lynch, Nanni Moretti renvoie à Chaplin et Coppola à Comencini. Parce que leur histoire passée – à eux qui ont choisi de tout abandonner pour tenter la reconversion illusoire de regarder pousser les plantes et brouter les brebis – les ramène à leur emploi de gérants d’un vidéoclub qui n’ont plus rien à faire parce que les vidéos, VHS et DVD ont disparu, remplacés par les échanges en ligne de Netflix et des autres, que leurs clients ont disparu et avec eux les échanges cinéphiliques, cette deuxième vie rêvée cachée dans les mètres de pellicule. Alors, vieux cons en errance dans un monde qui part en couilles, ils revivent parfois en évoquant les vestiges de leurs fantasmes, plus réels que la vie, plus aboutis qu’eux-mêmes, et dans lesquels ils se reconnaissent et se subliment.
Entre clochards célestes et Nouvelle Vague
Dans ce huis clos en plein air sur le rien et l’absence, Fabrice Melquiot met une part de lui-même, de ses souvenirs, de ses tentations inaccomplies, de ses plaisirs aussi. Bien qu’ils s’en défendent, ses deux comparses qui n’espèrent plus rien ont tout des deux clochards qui attendent Godot, dont on sait qu’il ne viendra pas. Beckettiens en diable, ils devisent avec légèreté et drôlerie de choses graves, et avec gravité de futilités. Passent et repassent, en fond sonore parfois, des réminiscences exprimées comme telles ou seulement suggérées de la Nouvelle Vague, avec ses personnages décalés, l’insolence de Godard ou de Jean-Pierre Léaud, leur manière de parler « à côté », de déconstruire, d’introduire des notations appartenant à différents registres tandis que rôde le fantôme d’Orson Welles, monolithe intransigeant et magnifique. On aimerait parfois avoir les notes en bas de page qui vous disent où chercher les références dans le foutoir volontaire mis en place par l’auteur-metteur en scène et sur la fin, on pourrait souhaiter un resserrement du temps et quelques coupes. Il n’empêche. L’exercice de style laisse voir un joli morceau de théâtre où, dans cette histoire presque immobile faite de tout petits riens, le décousu, le fragment et la bribe reposent sur des acteurs qui maîtrisent parfaitement leur mise à nu…
Lazzi. Texte et mise en scène Fabrice Melquiot
S Avec Vincent Garanger, Philippe Torreton S Scénographie Raymond Sarti S Musiques Emily Loizeau S Son Sophie Berger S Chorégraphie Ambra Senatore S Lumières Anne Vaglio S Costumes Sabine Siegwalt S Assistanat à la mise en scène Mariama Sylla S Odorama Aglaé Nicolas S Production Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord S Coproduction Château Rouge - scène conventionnée d’Annemasse ; Les Célestins – Théâtre de Lyon ; Ma scène Nationale – Pays de Montbéliard ; Théâtres en Dracénie ; La Maison / Nevers, scène conventionnée art en territoire ; Théâtre L’Eclat / Pont-Audemer ; Le Parvis – Scène Nationale Tarbes Pyrénées ; Salle Gérard Philipe, Théâtre de Bonneuil sur Marne ; Cercle des partenaires S Lazzi de Fabrice Melquiot est publié et représenté par L’ARCHE – Éditeur & agence théâtrale. www. arche-editeur.com
Du mardi 6 au samedi 24 septembre 2022 (mar.-sam. à 20h, matinées sam. 15h30)
Théâtre des Bouffes du Nord - 37 (bis), boulevard de La Chapelle 75010 Paris métro : La Chapelle
Réservations 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com
TOURNÉE
- 7 & 8 décembre 2023 - Théâtre de Lorient CDN