26 Septembre 2022
Dans ce bouleversant spectacle, Anouk Grinberg et Nicolas Repac explorent une brèche ouverte dans le paysage convenu de la littérature en donnant la parole à ceux qui vivent ou ont vécu à l’écart du monde et de la culture. Des écrits « bruts » pleins de fulgurances.
Ils apparaissent sur scène, lui tout en longueur, elle frêle silhouette à la Gavroche avec un melon cabossé sur la tête. La scène est encombrée d’instruments de musique posés sur des supports de branchages – kalimba africain, guimbarde, tambour, gongs asiatiques, bracelets de chevilles à clochettes, guitare et instruments à cordes de toutes tailles – produisant autant de sons étranges venus d’ailleurs. Au sol, une moquette fleurie dit le monde plus riant et coloré auquel aspirent celles et ceux dont les textes vont se succéder.
« Je suis un livre que personne n’a jamais ouvert »
Ces textes, ils parlent d’un autre monde. D’un monde de la privation de liberté et de la solitude. Ceux qui parlent y sont enfermés et ils ne comprennent pas pourquoi. Pas en prison, mais dans des institutions psychiatriques où certains font plus que de longs séjours, et dont ils sont même, parfois, pensionnaires à vie. Alors ils demandent qu’on les libère, s’insurgent d’avoir été séparés des leurs ou plaident, avec une obstination touchante, qu’ils vont mieux, qu’il faut les laisser sortir. Anouk Grinberg cite leurs noms – ils s’appellent Romain, Jules Pages, Lotte Morin Jego Hestz ou Justine Python, entre autres – mais d’autres sont des inconnus, reclus anonymes engloutis dans les couloirs des institutions. Elle donne des informations sur les raisons qui les ont conduits là, et parfois on s’étonne qu’ils l’aient été, tant les lettres qu’ils écrivent à des destinataires qui ne les liront jamais semblent « sensées ». Ils racontent avec leurs mots leur histoire parfois, justifient leurs comportements, veulent qu’on leur rende justice, demandent qu’on les écoute, et leurs témoignages sont bouleversants. Parce que la souffrance est là. Dans cette impossibilité d’être entendus.
Une littérature « libre »
Dans cette tentative désespérée d’ouvrir une brèche, de trouver, au bout de leurs doigts, quelqu’un, ils écrivent, et leur parole a un singulier relief. Parce qu’ils ne parlent pas comme tout le monde, parce que leur pratique du langage, au-delà de tout apprentissage social, est directement issue de cette nécessité d’expression. Parce que leur vocabulaire ou leur syntaxe échappent aux normes. Justine Python couvre les pages qu’elle répand d’une écriture fine sans laisser d’espaces ni de ponctuation, là où Marguerite Pyllonel trace ses mots avec une belle graphie soignée, presque maniaque, toute en pleins et en déliés, en suivant scrupuleusement les lignes existant sur la page. Quant à Babouillec, l’enfant autiste « très déclarée sans paroles », qui n’a jamais parlé ni appris à lire et n’est jamais allée à l’école, c’est à l’aide de lettres de l’alphabet rangées dans une boîte en bois qu’elle forme des phrases qui témoignent d’une perception visionnaire. « L’ériture, dit-elle, est mon arme secrète. J’adore appuyer sur la gâchette, balancer des munitions pour faire péter le son et me faire entendre. » À quoi leur sert l’écriture ? « À foutre dehors le dedans de ta tête », à parler de la vie qu’ils auraient voulu avoir, à tuer « mes démons silencieux dans les tentatives singulières des sorties éphémères de ma boîte crânienne. »
Art brut. Un art des fous ? Vraiment ?
Sont-ils vraiment « fous », ces hommes et femmes qui créent hors du champ de la « culture » ? Jean Dubuffet y voit de véritables artistes qui « tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » (Prospectus et tous écrits suivants). Et à écouter la densité, l’intensité des textes qu’Anouk Grinberg égrène comme perles de chapelet, on ne peut que souscrire. Des artistes estampillés « bruts », dont l’œuvre pictural est aujourd’hui reconnue, elle montre une autre facette. On y retrouve Wölfli, considéré comme dangereux et interné toute sa vie, convaincu de tentatives de viol et de violence, qui rédige une autobiographie imaginaire de 25 000 pages où les mots sont déformés ou créés, l’orthographe transformée, les voyelles et consonnes doublées ou triplées pour marquer le rythme des phrases. Et Aloïse Corbaz, cette ancienne gouvernante d’enfants à la cour de Potsdam, antimilitariste, qui tombe éperdument amoureuse de l’empereur Guillaume et dévale les rues, toute nue. Hospitalisée pour schizophrénie, elle laisse dans de courts billets, lettres et poèmes, une trace du « ricochet solaire » qui alimente une œuvre « voleuse de mappemonde » marquée par le mysticisme.
Une classification incommode
Le spectacle fait aussi leur place à des auteurs reconnus dont il serait présomptueux de dire si leur « vision » appartient au domaine de l’expérience poétique, à une dérive qui les amène à transcender les codes et à faire fi des conventions ou à ce qu’on pourrait qualifier de « folie ». Henri Michaux qui écrivit sous mescaline y rencontre la poétesse Emily Dickinson, qui passa toute sa vie dans la maison de son père, écrivant sur tout ce qui lui passait par la main (sacs de farine, vieux papiers…) et le Suisse Robert Walser qui, en 1913, fait « sécession » du monde en se retirant à Bienne avant d’entrer, en 1929, dans la clinique psychiatrique de la Waldau à Berne. Walser écrivait, sur de simples bouts de papier, de façon minuscule, au crayon, sur les petites choses de la vie, et on mit longtemps, après sa mort, à se rendre compte que ces « microgrammes » renfermaient de véritables œuvres. Transféré contre son gré, après l’accession des nazis au pouvoir en 1933, à Herisau, il s’aventurera, un soir de Noël 1956, dans la neige jusqu’à mourir d’épuisement. L’ombre d’Antonin Artaud plane de manière muette dans ce cheminement du refus des règles du jeu que les surréalistes chercheront à travers l’écriture automatique. « Les poètes ne mentent pas »…
Un spectacle « habité »
Ces textes qui parlent de la vie ou de ce qu’elle devrait être, tantôt accusateurs à l’égard de la société qui place ses auteurs dans le « trou du cul du bonheur », et tantôt voyages hors des limites, envols, évasions vers un monde plus lumineux, Anouk Grinberg en développe tout le potentiel de vie. Mobile, dans une déambulation incessante, passant d’une expression à l’autre et du sourire au cri, elle magnifie cette expression pure, vraie, dégagée de toute velléité d’effet littéraire. Virevoltante, complice, cocasse parfois, ou au contraire tordue de douleur ou révoltée, scrupuleuse sur la langue employée, elle exprime tout l’éventail de ces chemins intérieurs enfermés par la société, cachés aux yeux du monde, et dont la parole a été confisquée. La musique de Nicolas Repac, tantôt soulignement et tantôt en réponse, s’insère avec délicatesse dans ces états d’âme, libérés des conventions. Sans pathos – il arrive même qu’on rie – les textes nous embarquent dans leur conviction émouvante. Pour faire entendre ces voix qui refusent qu’on les « rature de la circulatude ».
Et pourquoi moi je dois parler comme toi ?
S Textes de Babouillec, Franco Beltrametti, Aloïse Corbaz, Samuel Daiber, Emily Dickinson, Hernst Herbeck, Jacqueline, Henri Michaux, Lotte Morin Jego Hestz, Jules Pages, Marguerite de Pillonel, Justine Python, Romain, Jeanne Tripier, Robert Walser, Adolf Wölfli et des anonymes S Mise en scène Alain Françon S Avec Anouk Grinberg et Nicolas Repac S Adaptation Anouk Grinberg S Musique Nicolas Repac S Son Gilles Olivesi S Lumières Joël Hourbeigt S Scénographie Jacques Gabel S Costumes Avril Bénard S Collaboration chorégraphique Caroline Marcadé S Assistanat à la mise en scène Tristan Michel de la Jeune troupe de La Colline S Répétiteur Laurent Ménoret S Production La Colline – théâtre national S Remerciements à Christophe Rémond et aux éditions Le Passeur, à Laurent Danon-Boileau aux éditions Fario, Sarah Lombardi et Vincent Monod de La Collection de l’Art brut Lausanne, Savine Faupin et Christophe Boulanger du LaM – Lille Métropole, Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, Charlotte Arnould, Christian Berst, Bernadette Chevillon, Stephan Eicher, Kên Higelin, Philippe Lespinasse, Sarah Moon, Béatrice Soulé et au Théâtre de l’Odéon S Durée 1h20
Textes représentés extraits de Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg (Éd. Le Passeur, 2020) ; Textes sans sépulture. Textes recueillis par Laurent Danon-Boileau à la bibliothèque de Sainte-Anne (Éd. Fario, 2021) ; Algorithme éponyme, Babouillec (Éd. Rivages, 2016) ; Y aura-t-il pour de vrai un matin, Emily Dickinson, trad. Claire Malroux (Éd. Corti, 2008) ; Ecuador, Henri Michaux (Éd. Gallimard, 1990).
Du 22 septembre au 20 octobre 2022. Mar. 19h, mer.-sam. 20h, dim. 16h
La Colline Théâtre national – 15, rue Malte-Brun – 75020 Paris
www.colline.fr 01 44 62 52 52