24 Mars 2024
Ce spectacle puissant, écrit comme une partition musicale pour silences et paroles fragmentaires, donne de l’évolution de nos sociétés une vision proche de l’insoutenable. La force du drame se nourrit de cette évacuation des mots.
Une grande salle impersonnelle qu’éclairent au plafond des grilles de néons. Dans un coin, une fontaine à eau. Au centre, une table neutre, sans personnalité. Dans un coin, des chaises empilées. C’est blanc, propre et sans âme. Deux personnages style jeunes cadres apparaissent. Ils n’ont pas de nom, ne se nomment pas. Tout juste ont-ils un numéro qui les caractérise pour indiquer leur part des dialogues. Il en va de même du troisième personnage dont la définition qu’en donne l’auteur est « noire » et « femme ». Elle ne respire pas la joie, cette abstraction aseptisée où évoluent ces deux cadres propres sur eux qui attendent cette femme, refermée sur elle-même. Lorsqu'elle apparaît, elle ne les regarde pas. Elle a les yeux baissés et se cramponne à son sac à main. Elle forme un bloc compact, minéral, dont la tension est perceptible. Ils ont des choses à lui dire et ce n’est pas simple…
Une tension qui passe par le langage
On ignore ce qu’ils ont à lui annoncer mais cela suscite leur embarras. À leur gêne, à la façon dont ils recherchent les objets de leur environnement pour prendre appui sur eux – un gobelet en plastique, la proposition d’un thé ou d’une boisson fraîche –, à leur manière de se conforter mutuellement en lançant en chœur des débuts de phrases qu'il laissent en suspens, en s’interrompant mutuellement, en enchaînant bribe sur bribe, comme si ce qu’ils avaient à dire était implicite, qu’on n’avait pas besoin d’achever les phrases ou que celles-ci, par trop rudes, devaient en passer par l’esquisse pour les atténuer, on comprend qu’une décision doit être prise, qu’elle a un rapport avec la personnalité de la femme qu’ils accueillent, et avec ce qui lui est arrivé. Les silences embarrassés ou lourds de sens inexprimés pèsent comme un couvercle dont la pression va croissant.
Noire et femme
Le monolithe qui leur fait face est leur exact opposé, y compris dans l'hybridation dont témoignent ses vêtements, mélange d’africanisme et d’occidentalité. Son corps raide, bloqué, réagit à peine et son mutisme hostile se mue bientôt en phrases courtes mais complètes, comme des crachats qu’elle leur jetterait à la figure. Car même si elle ne dit pas ce qu’on attend d’elle, elle réagit avec une violence contenue mais intense aux propositions timidement esquissées qui lui sont faites. Alors ils s’enfoncent dans leur gêne, transpirent, s’agitent, tentent de se donner la réplique pour s’encourager mutuellement, avancent à petits coups de phrases inachevées. Ils lui offrent leur aide, lui suggèrent l’assistance de ses proches. Elle monte d’un ton. Est-il seulement possible pour elle de partager ce qu’elle a vécu ? Ils cherchent la porte par laquelle ils pourront entrer, communiquer avec elle. Ils sont maladroits, suffisants dans leur compassion affichée, grotesques. La neutralité du début cède progressivement à l’agacement et à une agressivité de part et d’autre de plus en plus marquée. Pourtant, elle tremble, la femme qui leur fait face – de rage, de trop de douleur contenue, enfermée en elle parce qu’incommunicable à ceux qui lui font face, ces employés trop lisses et trop polis qui vivent dans un autre monde que le sien.
Dans les vertiges de l’administration…
Ils sont pitoyables, ces employés d’une administration dont on mettra un moment à comprendre la fonction délétère. On leur a bien fourni un manuel et une formation accélérée pour gérer ce genre de cas – entamer le dialogue, faire parler, avancer à petit pas – mais décidément ça ne fonctionne pas. On évolue progressivement, entre petites tentatives avortées et irritations qui remontent à la gorge pour se transformer en torrent de violence retenue, vers la monstruosité inéluctable qui motive la rencontre et qu'on découvrira, à la manière d'un polar, progressivement. S’y ébauche la silhouette d’une administration toute-puissante et parfaitement déshumanisée qui ne sait qu’enfermer les individus dans le carcan de ses cases, une situation à laquelle on pourrait trouver des correspondances dès lors qu’on se trouve confronté aux plateformes de téléconseillers qui font florès aujourd’hui.
Le portrait d’un monde pas si futur que ça
À travers ce texte dont l’action se situe dans un futur indistinct, debbie tucker green stigmatise l’évolution de la société anglaise aujourd’hui. Elle fustige une privatisation à tout crin des services publics et, sur le modèle américain, l’ingérence du privé, en particulier dans le domaine de la justice où la gestion des prisons est confiée à des entreprises dont l’objectif est tout sauf philanthropique ou humanitaire. Poussant la logique jusqu’à son extrême, elle nous montre une société qui fait froid dans le dos, où seule la violence répond à la violence – et où les noires et les femmes sont aux premières loges en tant que victimes. Dans ce meilleur des mondes bureaucratique, même la mort fait l’objet d’un marché ignominieux et abject.
Une mise en scène minimaliste qui exacerbe le non-dit
Da avril au mais à avril au mains un jeu millimétré et des dialogues tirés au cordeau, la mise en scène se resserre au plus près des comédiens. Le rapport entre texte et jeu y occupe une place fondamentale alors que les attitudes démentent les paroles ou éclairent les silences, les inachèvements, les non-dits. Dans l’univers aseptisé où, sous un éclairage fixe presque immuable, se noue cette histoire glaçante dont la gradation dans l’horreur avance sans coup férir, liberté est laissée au spectateur de reconstituer en partie la fable, d’inventer sa fable, de s’inscrire dans le scénario en complétant les blancs, pour devenir lui-même l’un des personnages, un narrateur partie prenante de l’histoire. Dans cette nouvelle manière de « raconter de vieilles histoires » où se distingue une « qualité taquine qui oblige le public à travailler dur », comme l’identifie le New York Times, on est saisi par la singularité magnifique de cette parole toute en brisures.
corde.raide (hang) de debbie tucker green. Traduction Emmanuel Gaillot, Blandine Pélissier et Kelly Rivière
S Mise en scène Cédric Gourmelon S Avec Lætitia Lalle Bi Benie, Frédérique Loliée, Quentin Raymond S Scénographie Mathieu Lorry Dupuy S Costumes Cidalia Da Costa S Lumières Erwan Orhon S Son Julien Lamorille S Régie générale M'Hammed Marzouk S La pièce est représentée en France par Séverine Magois, en accord avec The Agency, Londres (theagency.co.uk / info@theagency.co.uk). S Texte lauréat du Prix Domaine étranger des Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre 2019 et publié aux éditions Théâtrales S hang a été créée au Royal Court Theatre à Londres le 11 juin 2015 S Production Comédie de Béthune - Centre dramatique national Hauts-de-France S Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB S Durée 1h20 S Dès 15 ans
Du 19 avril au 5 mai 2024, à 20h30, dimanche à 16h30. Théâtre de la Tempête, Paris