6 Septembre 2022
Sur fond de fin du monde, Dennis Kelly dresse, avec l’humour grinçant mélangé de drame qui est sa marque de fabrique, le portrait d’une société en pleine déconfiture où le moindre accroc dans le cours uniforme des jours conduit à la violence et à l’inacceptable.
Les spectateurs enserrent dans un dispositif bi-frontal un espace limité à l’essentiel : un lit étroit, une table, deux chaises, une valise et des casiers contenant le minimum vital. Un kit de survie pour un monde d’après, tel que le décrit Mark à Louise qui vient d’émerger d’un malaise comateux à la suite d’une soirée sans doute trop arrosée… Enfermés dans l’espace délimité par le public, les deux comédiens sur scène le sont aussi par l’histoire. Mark esquisse le portrait d’une catastrophe nucléaire dont il aurait rééchappé – en sauvant Louise – grâce à l’abri antiatomique de sa maison. Seuls au monde, enfermés dans un bunker alors que l’extérieur se consume et part en cendres, telle est la situation que Mark, le grand « protecteur », décrit à la jeune fille dont il se prétend l’ami.
Des « verts paradis » de la jeunesse tristes et dérisoires
Bien vite s’écrit en creux le portrait d’une génération en mal d’être. Entre Louise, très entourée par ses amis mais dont l’horizon consiste à boire des coups et à perdre un temps déjà perdu, et Mark, inadapté à sa classe d’âge, raillé et rejeté par les autres, qui ne parvient pas à se faire une place se dessine le tableau d’une génération dépourvue de repères, qui erre et masque son errance sous le vernis des certitudes du rien. Leur langue est à leur image : plus classique, du moins dans sa version enfermée dans le carcan social, chez Mark, avant qu’elle ne cède sous la pression ; ponctuée de « putain ! » à répétition chez Louise pour dépeindre un monde qui se résume à des formules simples, quasi exemptes de discursif. Leur univers, c’est celui des phrases inachevées, des idées qui s’esquissent sans trouver une forme exprimée, celui d’un à-peu-près qui tient lieu de définition du monde. Un entre-deux-eaux, un no man’s land qui traduit l’impossibilité d’établir dune vision claire, et l’indécision permanente qui en résulte.
Le huis clos étouffant des désirs inassouvis
Comme il aime à le faire, Dennis Kelly part de situations anodines ou presque dont il souligne l’inanité avec un humour féroce, avant de les dégrader au point qu’il en révèle la violence masquée derrière les apparences et son caractère insoutenable. Après la fin ne déroge pas à la règle. Mark, qui a décidément tout prévu, fait une fixette dérisoire sur le jeu « Donjons et dragons » qu’il a emporté sur son île déserte, au grand dam de Louise à qui il finira par l'imposer. Enfermés dans ce lieu à l’écart du monde, les deux jeunes gens vont bientôt se déchirer avec toute l’énergie concentrée dans l’espace clos de leur « abri ». Règlements de compte à propos de leur vie « d’avant » et de leurs relations passées, enjeux de la survie que représentent la nourriture, des boîtes de chili entreposées dans une valise fermée, et l’eau, enjeux de pouvoir qui éclatent dans l’univers confiné où ils se confrontent et s’affrontent, rien ne manque dans ce concentré de vie qui devient explosif. Pas même la force des désirs inassouvis qui conduira à la libération de toute contrainte dans un déchaînement sans limite où les règles sociales se désintègrent.
La musique comme espace théâtral
La gradation progressive du huis clos dans lequel les barrières cèdent se construit au fil de séquences qui matérialisent la montée de la violence. Pour en accentuer la théâtralité et écarter toute interprétation naturaliste, un batteur, à cour, marque le tempo. Aux pinceaux ou aux baguettes, à la cymbale ou au tambour, en chuchotis discret destiné à faire monter la tension ou en coups de tonnerre frappés à toute force, la musique épouse, souligne et accompagne à vue le crescendo qui caractérise la construction dramatique. Elle renforce le découpage des scènes, s’introduit dans le mental des personnages dont elle traduit l’évolution.
Les comédiens sont justes et dessinent avec le batteur le portrait affûté d’une génération. Mais au-delà, Dennis Kelly détaille avec acuité le processus qui conduit à la violence, sous toutes ses formes, et pose, sans la résoudre, la question très aiguë de la manière dont il serait possible d’en casser le cycle. Dans un monde où les faits divers se font l’écho, en permanence, de son expression sans filtre au nom de justifications fallacieuses et illusoires, la question est d’une actualité brûlante…
Après la fin de Dennis Kelly. Trad. Pearl Manifold et Olivier Werner (L’Arche éditeur, 2018)
S Mise en scène et scénographie Philippe Baronnet S Avec Colomba Giovanni, Clément Ohlmann S Batteur Lucas Jacquart S Lumière Mathilde Foltier-Gueydan S Durée 1h30 S Production déléguée Compagnie Kyrnea S Coproduction Les Echappés vifs S Mécénat privé Gaëlle Maigne S Les Echappés vifs est une compagnie conventionnée par la DRAC Normandie et le département de la Manche.
Au Théâtre de Belleville – 16, passage Piver – 75011 Paris
Du 4 au 27 septembre 2022, lun. à 21h15, mar. à 19h, dim. à 17h30