14 Août 2022
À Bussang, dans les Vosges, c’est à un parcours Hamlet que nous convie le Théâtre du Peuple avec, autour du mythique Hamlet-machine d’Heiner Müller, la pièce de Shakespeare qui l’a inspirée et nourrie et l’approche du personnage qu’en propose Loïc Corbery de la Comédie Française. Passionné et passionnant.
Dans le délicieux théâtre en bois en forme de chalet montagnard de Bussang, le rideau se lève sur un décor des plus minimalistes. Des monolithes cubiques immaculés encadrent symétriquement de part en part le plateau, laissant entre eux des accès. Hommes et femmes passent et repassent d’un bord à l’autre du plateau, et d’un couloir entre deux monolithes à l’autre, absorbés dans une activité aussi intense que vaine et sans signification. Où sommes-nous ? Il serait difficile de le dire. Et à quelle époque ? Il est tout aussi malaisé de risquer une datation. Vêtus de longues robes noires qui rappellent tout aussi bien les kimonos des samouraïs japonais que les longues tenues de Matrix, ils semblent fourmis absorbées dans une activité dont le sens nous échappe. Seule une femme entièrement vêtue de rouge se détache. Nous apprendrons bientôt qu’il s’agit d’Ophélie…
Hamlet, au-delà de Shakespeare
Hamlet est une pièce maîtresse du répertoire théâtral, un chef d’œuvre absolu qui synthétise à lui seul tout l’art du dramaturge élisabéthain. Au-delà du « Être ou ne pas être » que chacun attend tant il a donné lieu à d’innombrables interprétations, la pièce contient et rassemble les grands thèmes de l’univers shakespearien, et son imprégnation par les conceptions baroques d’un monde livré au chaos, qui part en vrille. Un personnage, par son comportement, y révèle l’inanité du monde : Hamlet. Vêtu de noir lui aussi, mais sans robe, il ne se distingue guère des jeunes gens qu’on croise dans les rues. Atemporel dans un décor qui ne revendique aucune époque, il est de tous les temps, un concept, une abstraction incarnée dans un personnage. Omniprésent – il ne cesse pas de témoigner, Hamlet, sous le costume du « sage » comme sous l’habit du fou – il pourrait être un enfant romantique souffrant du mal du siècle comme un ado d’aujourd’hui adepte du no future. Il monologue mais il ne s’adresse pas à lui-même. Face au public, c’est nous qu’il interpelle, qu'il prend à partie, qu'il utilise comme témoins. Ses réflexions sur l’état du monde, sa pourriture, sa déliquescence, c’est à nous qu’il les adresse. Nous en sommes le réceptacle et le destinataire. Virulent, acide, sans concession, il est tout en ruptures, en accrocs, en incertitudes énoncées sans fioritures et poussées à leur paroxysme. Loïc Corbery lui donne une épaisseur alternant insolences, apparente indifférence et abattements résignés, ironie cinglante et désespoirs abyssaux traversés d’éclairs de colère. Ce discours philosophique de tous les temps, il nous parle, et son désespoir est le nôtre, tous âges confondus, devant une société qui a perdu ses repères, embarquée qu’elle est dans une machine emballée qui s’oriente vers une catastrophe annoncée sur laquelle elle n'a pas de prise.
De Shakespeare à Heiner Müller
Le traitement de la mise en scène par Simon Delétang laisse déjà apparaître ce qui constitue la colonne vertébrale de sa proposition « Hamlet » : le texte d’Heiner Müller écrit à la suite de sa collaboration à la mise en scène d’Hamlet de Beno Besson à la Volksbühne de Berlin en 1977. Déjà les femmes sont mises en avant, remplaçant les hommes aux postes de garde ou devenues porte-drapeaux d’oriflammes noirs et rouges annonciateurs de la mort qui escorte la pièce de bout en bout et de la révolte qui gronde et dont les échos ont disparu du déroulement de la pièce pour revenir au premier plan dans Hamlet-machine. Déjà Ophélie cesse d’être la jeune fille soumise – qui flottera « comme un grand lys » dans le poème qu’on connaît – pour risquer des mimiques qui contredisent son apparente obéissance et montrer une attitude critique face aux injonctions de son père. Déjà les décalages, les distorsions subtiles entre le dit et le montré provoquent le rire des spectateurs. Déjà les thèmes annexes – la guerre qui rôde, les querelles politiques qui débordent le seul cadre de la famille proche d’Hamlet et de son projet de vengeance – sont minorés pour trouver place dans le spectacle suivant. L’ironie et la mise à distance, concentrées sur l’histoire d’Hamlet mais encore seulement traitées de manière « soft » et en demi-teintes, trouveront dans Hamlet-machine une expression franche et virulente.
La Shakespeare Factory et Hamlet-machine
Empruntée à Andy Warhol, l’idée d’éditer ses traductions et adaptations de Shakespeare sous le titre de « Factory » (« usine ») entraîne Heiner Müller à apposer « machine » à son traitement d’Hamlet. Si le texte final ne compte de neuf pages, plus de 200 pages manuscrites sont nécessaires au dramaturge et poète pour parvenir à cette synthèse qui croise les recherches entreprises par l’auteur sur le mythe Hamlet avec l’actualité politique de son temps, la critique de la situation en RDA où Müller a choisi de vivre – « un état malade dès sa naissance », dira-t-il plus tard du pays –, des considérations sur l’Europe et la situation des femmes, la référence aux grands mythes grecs comme à l’œuvre entier de Shakespeare et au texte fondateur sur le théâtre et la peste d’Antonin Artaud, qui fait table rase des attendus du théâtre. Plus ici de linéarité mais des fulgurances, des appositions de séquences diffractant en une multitude de voix la « famille » d’Hamlet, évoquant l’insurrection hongroise de 1956 et l’intervention de l’armée soviétique, ou traçant un chemin entre Ophélie et Électre la vengeresse…
Entre opposition ouverte, revendication et onirisme
Plus de mots couverts mais un langage à vif ou saignent les blessures, avec des prières qui deviennent « Donne-nous aujourd’hui notre meurtre quotidien ». Et plus de demi-mesure quand on salue bras tendu en criant « Heil, Coca Cola ». Ce texte qui s’ouvre par « J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage avec le ressac BLABLA, dans le dos les ruines de l’Europe » et évoque les relations ambivalentes de l’intellectuel avec le pouvoir – ici le Parti –, est repris tour à tour par tous les comédiens, amateurs et professionnels, présents dans la pièce de Shakespeare. Simon Delétang fait du texte une version chorale où le groupe assume un rôle de chœur prolétarien et prend sa part de l’entreprise de destruction dramaturgique et de dynamitage entreprise par l’auteur.
Rêves éveillés
Dans la mise en scène surgissent les images : l’imaginaire minimaliste de Jannis Kounellis, un ami de Müller, proche de l’arte povera, que rappellent ces grands panneaux dorés, les acteurs assis en cercle sur des chaises ou les cloches qui se nichent dans un coin du décor ; la référence aux Femen qui vient s’inscrire dans l’évocation d’Ulrike Meinhof – une Ophélie dont la rivière n’a pas voulu et qui s’est muée en meurtrière –, avec ces comédiennes portant devant elles comme un symbole les pierres tombales des femmes tombées sous les coups de leurs maris ; ou ces couteaux dans la tête qui descendus des cintres, hantent et escortent les comédiens sur scène. Le spectateur navigue dans ces « précipités véridiques de rêve », ces échanges où la nausée est de tous les jours, où on joue un rôle sans le jouer, où l’on est son propre prisonnier. Il se laisse entraîner dans un monde où les réminiscences croisent les souvenirs, où les abandons suscitent de violentes révoltes sur des musiques hard-rock et des sonorités stridentes. Les textes se répondent en inversion d’images, la citation est partout. Le décor – qui est celui d’Hamlet, transformé – rappelle à la mémoire le scénographe Yánnis Kókkos et les mises en scène d’Antoine Vitez. L’ombre hâve d’Artaud rôde sur le plateau dans cet au-delà pestiféré de la raison, les crânes, démesurés, encombrent l’espace, illuminent le lieu. Les fantômes sont partout, ils errent et entraînent le spectateur dans une dérive où il suffit de se laisser porter. Quant aux didascalies, elles écrivent en creux un texte à l’encre sympathique.
D’une didascalie à l’autre. Hamlet (à part).
Si le troisième tableau d’Hamlet-machine prend la forme d’une didascalie où des philosophes morts jettent leurs livres sur Hamlet avant qu’un ballet avec des femmes mortes n’introduise le trouble dans les identités des personnages, le thème de la didascalie sert aussi de point de départ au propos de Loïc Corbery dans (Hamlet, à part) qui fait référence aux nombreuses didascalies – ajoutées au texte de Shakespeare par les éditions ultérieures – où le personnage est présenté seul, à l’écart. À travers un montage qui croise l’histoire – il semblerait qu’Hamlet ait existé – et son devenir – une légende nordique, une chanson, une chronique, des pièces de théâtre –, à travers les innombrables interprétations auxquelles il a donné lieu, à travers les multiples références et correspondances qu’il entretient avec Charles Baudelaire, Ingmar Bergman, Sarah Bernhardt, Victor Hugo, Ismaïl Kadaré, Maurice Maeterlinck, Molière, Alfred de Musset, Jean Vilar, Voltaire, Philippe Avron et bien d’autres, le comédien porte sur le personnage d’Hamlet son propre regard et, au-delà, sur la pièce et sur le théâtre. Ainsi, au travers de ces trois œuvres, se mêlent intimement le jeu, le théâtre et la vie.
Un cycle unique pour un lieu unique
Si le spectacle de Loïc Corbery a son existence propre – il a déjà été créé par la Comédie Française et présenté dans son Studio –, la trilogie d’Hamlet proposée par Simon Delétang est pensée dans son entier pour un lieu unique. Elle s’inscrit dans la tradition qui veut qu’on fasse coulisser, durant le spectacle, le fond de scène pour dévoiler la forêt vosgienne au sein de laquelle le théâtre se situe et certains des tableaux de la pièce de Shakespeare – le dialogue des fossoyeurs et l’enterrement d’Ophélie – trouvent leur place dans ce décor naturel comme pour relier l’artifice du théâtre à la réalité du vivant. Dans son parcours fasciné d'Heiner Müller, à la croisée de son inscription dans Bussang, Simon Delétang a ajouté à Hamlet-machine le texte d’Héraclès 2 ou l’hydre. Le texte d’Heiner Müller détourne l’épopée d’un homme parti en forêt se mesurer à un monstre pour évoquer, en creux, la difficulté de construire après la révolution russe, en 1921, une nouvelle société économique et politique. Les repères de temps, d’espace et d’identité du héros se brouillent et se délitent. En déroute sur des routes, le personnage réalise que la forêt, le monstre et lui-même ne font qu’un sous le regard d’un visage géant émergeant de la terre qui a les traits d’Heiner Müller. Confronté à sa propre part de monstruosité, l'homme serait ainsi son unique et seul ennemi, créant les propres conditions de sa perte. La nature, éclairée de nuit, striée d’éclairs lumineux et de brouillards artificiels y perd sa réalité pour devenir artifice et théâtre.
Cette inscription du théâtre dans les gènes de Bussang, qui remonte aux origines du Théâtre du Peuple, en 1895, n’est pas que d’implantation. Les nombreux bénévoles qui, chaque année, contribuent au fonctionnement du Théâtre, le mélange des comédiens amateurs et professionnels qui constitue une des règles imposées, la démarche même de Simon Delétang, qui a mené, entre 2018 et 2021 un projet théâtral en cheminant sur les routes de la région, forment la définition même du Théâtre du Peuple : inscrire la vie dans le théâtre et le théâtre dans la vie. À Bussang se respire une atmosphère particulière et le public n’y est pas tout à fait le même qu’ailleurs. Raison de plus pour en respirer l’air et en prendre la mesure. Il est de certaines conjonctions qui méritent qu’on se déplace, y compris au cœur des Vosges. Les trois Hamlet de Bussang sont de ce tonneau-là.
Hamlet de William Shakespeare – Traduction François-Victor Hugo
S Mise en scène et scénographie Simon Delétang S Avec Marina Buyse*, Loïc Corbery de la Comédie-Française, Baptiste Delon*, Hugues Dutrannois*, Sylvain Grépinet*, Salomé Janus*, Houaria Kaidari*, Fabrice Lebert, Jean-Claude Luçon*, Elsa Pion*, Julie Politano*, Anthony Poupard, Khadija Rafhi*, Georgia Scalliet, Stéphanie Schwartzbrod et une dizaine de figurants (* membres de la troupe d’artistes amateurs de l’été 2022) S Lumière Mathilde Chamoux S Son Nicolas Lespagnol-Rizzi S Costumes Marie-Frédérique Fillion S Assistante scénographie Aliénor Durand S Collaboration dramaturgique Julien Gaillard S Animalière Mélanie Poux S Maître d’armes François Rostain S Production Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher, avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Durée 3h30 avec entracte
Hamlet-machine de Heiner Müller - Traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger
S Mise en scène et scénographie Simon Delétang S Avec Marina Buyse*, Loïc Corbery de la Comédie-Française, Baptiste Delon*, Hugues Dutrannois*,Sylvain Grépinet*, Salomé Janus*, Houaria Kaidari*, Fabrice Lebert, Jean-Claude Luçon*, Elsa Pion*,Julie Politano*, Anthony Poupard, Khadija Rafhi*, Georgia Scalliet, Stéphanie Schwartzbrod (* membres de la troupe d’artistes amateurs de l’été 2022)S Lumière Mathilde Chamoux S Son Nicolas Lespagnol-Rizzi S Costumes Marie-Frédérique Fillion S Assistante scénographie Aliénor Durand S Collaboration dramaturgique Julien Gaillard S Production Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher, avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Durée 1h10
(Hamlet, à part)
S Conception et interprétation Loïc Corbery S Avec Loïc Corbery de la Comédie-Française S Textes William Shakespeare, Philippe Avron, Charles Baudelaire, Ingmar Bergman, Sarah Bernhardt, Marc Citti, François-Victor Hugo, Victor Hugo, Ismaïl Kadaré, Maurice Maeterlinck, Molière, Heiner Müller, Alfred de Musset, Jean Vilar, Voltaire… S Production Comédie-Française / Studio-Théâtre S Spectacle créé le 6 février 2019 S Durée 1h30
Hamlet, du 30 juillet au 3 septembre à 15h, du jeudi au dimanche
Hamlet-machine, du 12 août au 3 septembre à 20h, du jeudi au samedi
(Hamlet, à part), les dimanches 21 & 28 août et le samedi 3 septembre à 12h
Théâtre du Peuple - 40 rue du Théâtre - 88540 Bussang
RÉSERVATION
> sur place ou par téléphone au +33 (0)3 29 61 50 48
> en ligne www.theatredupeuple.com
> par mail reservation@theatredupeuple.com
> par courrier Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher – BP 03 – 88540 Bussang