5 Juillet 2022
La Tragédie du Marquis de Mantoue et de l’Empereur Charlemagne existe depuis le XVIe siècle. Sa représentation, sous une forme adaptée et syncrétique, se transmet de génération en génération sur l’île de São Tomé, au large des côtes d’Afrique.
Des musiciens en costume de parade sont apparus dans le théâtre. Percussions, flûtes rudimentaires, réalisées avec des bois extraits de la nature, et hochets forment leurs instruments. Leur cortège, suivi par les protagonistes de la fable, entraîne les spectateurs dans les jardins qui jouxtent l’espace Cardin sur les rythmes à la fois lancinants, entêtants et entraînants de ces musiques venues d’ailleurs. Une manière de transposer le prologue du spectacle dans l’île de São Tomé, qui commence dans la forêt et emmène les spectateurs vers le kinté ou quintal, un espace réservé en plein air où se déroulera le spectacle. Musiciens et acteurs se disposeront sur trois côtés et les spectateurs feront face aux musiciens. Certains acteurs sont masqués de cuir et rappellent les personnages sautillants, toujours en mouvement, de la commedia dell’arte n’était leur gestuelle solidement ancrée dans la terre. D’autres portent un masque léger de tulle sur lequel est peint un visage blanc aux pommettes roses. D’autres encore ont le visage découvert. Ils vont jouer tous les rôles, et en particulier ceux d’hommes et de femmes à la peau claire alors que tous sont d’origine africaine.
Une fable multicentenaire
Au milieu de la pelouse vers laquelle ils ont guidé le public, deux personnages nobles se rejoignent. Mais ce n’est pas une fête à laquelle ils nous convient ; c’est un meurtre qu’ils miment devant nos yeux avant de nous emmener à leur suite vers l’aire consacrée où se déroule le spectacle, ici à l’intérieur du théâtre. L’histoire qu’ils vont nous raconter appartient au cycle médiéval des romances de Charlemagne et vante le caractère de prince juste et éclairé de l’empereur. L’héritier de l’empire, le prince Carlotto, a tué au cours d’une partie de chasse son ami Valdevinos, l’héritier de la couronne de Mantoue, parce qu’il convoite sa femme. La famille de Mantoue réclame à Charlemagne la mise à mort du coupable. L’Empereur décide de faire exécuter son rejeton, mais celui-ci nie et fait appel. D’épisode en épisode, de rebondissement en rebondissement et de plaidoirie en plaidoirie jusqu’au coup de théâtre final, le spectateur est invité à suivre le procès qui voit la condamnation à mort du jeune Prince, en dépit des supplications de sa mère, démontrant ainsi les valeurs de droiture du monarque. Cette geste théâtrale qu’on attribue au dramaturge portugais de Madère Balthasar Dias aurait été écrite au XVIe siècle et importée par les colons portugais, installés dans les roças (les grandes exploitations sucrières) de l’archipel de São Tomé-et-Príncipe. Enrichis par cette activité et désireux de se hisser au niveau des nantis portugais, ils invitaient des troupes de théâtre ambulant à venir se produire plusieurs jours durant dans leurs propriétés et sur les places de village, attirant ainsi une foule nombreuse.
Une institutionnalisation riche de sens
La tradition du tchiloli – dont l’étymologie prête à discussion, qu’il s’agisse de la déformation du nom d’une flûte portugaise utilisée pour les danses et les processions dans la région de Porto, d’un groupe de personnes marchant en procession ainsi défini par la langue de l’île, ou d’une volonté de nommer le spectacle dans sa langue pour se l’approprier –, cette forme théâtrale, musicale, chantée et dansée, s’installe sur l’île en revêtant plusieurs fonctions. Dans le quotidien harassant des noirs, esclaves et main d’œuvre taillable et corvéable à merci, le tchiloli représente une pause bienvenue dans les travaux des champs. Se greffent des aspects propres à la culture africaine, en particulier le culte que l’on doit aux morts. Tout le tchiloli se déroule en présence d’un cercueil miniature, situé au centre de l’espace scénique. Il représente le défunt, Valdevinos. C’est son honneur que sa famille défend, son droit au repos qui ne peut advenir qu’une fois la vengeance satisfaite. Cela seul lui permettra de cesser de hanter le monde des vivants. Cette croyance d’avant le christianisme, ancrée dans les esprits, on la retrouve dans bien des civilisations anciennes. Elle apparaît comme une survivance, alors que la christianisation de la population est effective, d’une culture passée, ou une forme de résistance aux valeurs que le colonisateur est venu plaquer sur la culture locale. Les colons, propriétaires des roças, ne s’y sont pas trompés. Avec la maîtrise du territoire, ils s’emparent de celle du temps, agrégeant en une journée unique – ou parfois deux – le repos nécessaire et les nécessités locales du culte rendu aux morts.
Noirs et blancs, une représentation du pouvoir
Si, parmi les deux grandes gestes qu’on trouve dans l’archipel de São Tomé-et-Príncipe, la première, à travers la représentation de la Passion du Christ, renvoie aux souffrances du peuple et à une rédemption dans l’au-delà, la geste de Charlemagne s’inscrit directement, d’une certaine manière, dans une visée politique. Le pouvoir y est ici magnifié par le biais de celui qui l’exerce. Charlemagne y est un souverain légitime et légitimé par son sens de la justice et de l’équité. Il punit le méchant, en l’occurrence son propre fils, de manière exemplaire. Mais dans le même temps, l’ensemble de la pièce, qui n’est qu’un long procès – les 5 à 6 heures de sa durée à São Tomé sont ramenées à Paris à une heure et demie –, offre l’occasion de mettre en scène les exactions de la communauté des puissants. Sous ce retournement de peau qui fait jouer les personnages blancs par des noirs, masqués, se dissimule une appropriation, la vision, par la communauté africaine d’un certain état de fait, une lecture critique sous la version « officielle » du « bon » pouvoir en même temps que l’acte de résistance d’une culture qui, par son syncrétisme, fait émerger le substrat ancestral.
Une transmission théâtrale héréditaire
Au-delà du lien à la tradition que la pièce représente, de ses consonnances mystiques et de sa valeur didactique exemplaire, la création elle-même échappe aux critères que nous adoptons généralement pour voir un spectacle. Car les comédiens qui interprètent le tchiloli ne sont pas des acteurs recrutés pour un spectacle. Ils portent en eux-mêmes une forte charge symbolique. Ils sont les passeurs d’une tradition plusieurs fois centenaire et leurs charges sont héréditaires. Elles sont le prolongement d’un savoir transmis par leurs pères, et tous les rôles, y compris féminins, sont tenus par des hommes. S’agit-il, avec cette distribution exclusivement masculine, de l’héritage du théâtre occidental qui, jusqu’au XVIIe siècle, excluait les femmes de la scène ? ou de coutumes qu’on retrouve dans de nombreux pays ? une marque, peut-être, de la situation inférieure de la femme dans la hiérarchie sociale ? Quoi qu’il en soit, au-delà de l’intérêt ethnographique du spectacle, on sent les acteurs habités par leur rôle. La manière dont chacun d’entre eux traduit son personnage, se construit une gestuelle propre et énonce le texte – qui mêle au portugais le forro, hybride créole de l’île – est passionnante. Ils ne sont pas « bons comédiens » au sens où on l’entend en Occident, certains semblent raides ou empruntés, leur diction peut paraître peu expressive et prêter à redire, mais chacun apporte son originalité dans un décor de bric et de broc et une débauche de clinquant, d’épaulettes et de dorures pour les personnages officiels ou nobles, kitsch mais emblématique. L’Empereur est hiératique – presque monolithique – et porte loin une voix impérieuse. Montauban, le soutien de la famille de Mantoue, promène son mélange de fureur guerrière et de dérision malicieuse sur la scène. L’Impératrice fait des effets d’éventail et le gang de la famille éplorée forme un petit ballet tout engoncé de noir. Costumes princiers et robes longues voisinent et contrastent avec les complets-vestons résolument contemporains des avocats de la défense et de l’accusation. Le temps ici n’a pas de prise et la tragédie du pouvoir, quoique les personnages aient nom Charlemagne, Ganelon ou Aymon, est de tous les temps. Quant au spectateur, s’il ne saisit pas forcément toutes les subtilités incluses dans le tchiloli, il n’en demeure pas moins fasciné par l’étrange force qui émane de cette réflexion sur le pouvoir proposée par ceux qui en furent, à un certain moment, les victimes et par le caractère sacralisé de la représentation.
Tchiloli ou la Tragédie du Marquis de Mantoue et de l’Empereur Charlemagne
S Par la compagnie Formiguinha Da Boa Morte S Direction artistique Vincent Mambachaka, Alvaro José Da Costa Bonfim, Damião Vaz Da Trindade S Scénographie Yves Collet S Lumières & son Konongo Cleophas S Traduction Marie Laroche, Gabriel Pires Dos Santos S Surtitrage Bernardo Haumont S Avec La Haute Cour Empereur Charlemagne Manuel Do Nascimento Alves Costa Carvalho, Impératrice Olinto Vila Nova Soares, Prince Carlotto Alvaro José Da Costa Bonfim, Évêque conseiller Jurciley Quinta, Ministre Augusto Pires Lopes Cravid, Secrétaire José Manuel D’abreu Alves Carvalho, Dame de cour Roualder Lumungo Da Costa Afonso, Ganelon Edilane Da Costa Dias Mendes, Comte avocat Anderson & Valdevinos Hodair Da Costa Alves De Carvalho, Notaire Danilson Do Espirito Santo Oliveira Viegas La cour basse Marquis de Mantoue Edjaimir Quaresma Alves De Carvalho, Sybille Mauro Sousa Pontes, Ermeline Hortensio Pereira Santana, Duc Aymon Eliude Das Neves Lopes Rita, Renaud de Montauban Tiago Luis Do Espirito Santo, Capitaine de Montauban Edson Bragança Viegas D’Alva , Avocat Marques De Manta Lusugénio Silvio Carvalho Neto Da Costa, Don Bertrand Gilmar Menezes Afonso Neto, Don Roldão Cadio Da Cruz De Carvalho, Page (le petit garçon) Holdemir José Lourenço De Sousa S Les musiciens Grand tambour Gilmar Mónica Santana, Petit tambour Hortêncio Sousa Coelho Santana, Flûtes Damião Vaz Da Trindade, Marcos Lázaro De Carvalho, Joueurs de hochet Manuel Dos Ramos Santana Ferreira Neto, Oscar De Almeida Lopes S Durée 1h30
Théâtre de la Ville – Espace Cardin
Du 30 juin au 2 juillet 2022 à 20h
Rés. www.theatredelaville-paris.com Tél. 01 42 74 22 77