7 Juillet 2022
Le film de Peter Bebjak reconstitue impitoyablement, sans jouer sur le pathos, la formidable aventure de deux jeunes gens, évadés d’Auschwitz pour tenter d’arrêter le massacre à grande échelle mis en place par les nazis. Un cri d’alerte alors que montent les extrémismes partout dans le monde.
Printemps 1944. Alfred Wetzler et Walter Rosenberg, plus tard connu sous le nom de Rudolf Vrba, sont détenus à Auschwitz-Birkenau depuis environ deux ans. Tous les jours, ils assistent à l’arrivée de convois – des camions bâchés, la ligne de chemin de fer qui mènera les déportés directement au camp en cours de construction –, à leur enregistrement, leur tri et leur mise en quarantaine. Tous les jours ils voient disparaître ceux qui ont à peine eu le temps d’arriver. Tous les soirs l’incendie du soleil couchant se confond avec les nuées rouges qui s’échappent des cheminées des fours crématoires. Sans cesse les prisonniers subissent en silence et la peur et le froid et la faim, et la maladie et les mauvais traitements. Alors l’urgence s’impose. Témoigner, alerter l’opinion internationale pour prévenir d’autres déportations, arrêter la machine meurtrière et empêcher que d’autres, à leur tour, ne connaissent le même sort. Pour cela, il leur faut s’évader.
Deux jeunes juifs au cœur de la désespérance
Le premier, Rudolf Vrba, n’a pas dix-huit ans quand il est incarcéré pour la première fois à Nováky, en Tchécoslovaquie. Il s’évade, est repris, puis enfermé à Majdanek avant de rejoindre Auschwitz où il arrive en juin 1942. Il travaille d’abord dans l’unité de triage des bagages et des vêtements de victimes déportées, avant d’être affecté au poste de secrétaire du camp de mise en quarantaine. Il y répertorie les prisonniers, tient un compte minutieux de la situation dans le camp. Les informations qu’il recueille, ainsi qu’une étiquette de bonbonne de gaz de Ziklon B, qu’on utilise dans les « douches » imposées aux nouveaux arrivés, il les dissimule dans deux petits cylindres de métal soigneusement cachés – l’un sera perdu au cours de la cavale des deux hommes. Le second, Alfred Wetzler, né en 1918, rejoint le camp de Birkenau en avril 1942. Ensemble, pour tenter de prévenir la déportation en masse des juifs hongrois planifiée par les nazis, ils décident de s’évader. L’un et l’autre écriront par la suite le récit de leur évasion. Ils commenteront l’accueil qui leur est fait au terme de leur odyssée et l’impact qu’auront leurs informations au niveau international. Le réalisateur Peter Bebjak privilégie pour son film le récit de Wetzler, dont les souvenirs, en forme de notations, de moments saisis par un homme qui a survécu aux camps, expriment, dans un style dégagé de toute volonté d’ornementation littéraire, un insoutenable calvaire vécu au quotidien dans toute sa nudité. Le scénario se nourrit aussi d’autres livres, d’autres films, de la visite d’Auschwitz et de l’apport des historiens.
Trois approches filmiques pour trois périodes
Le film dresse, dans la première partie, un tableau de l’inhumanité de la vie dans les camps. Glacial, sans fioriture. Il raconte, comme incidemment, le chantage qu’exercent les soldats sur les déportés en agitant le chiffon de leurs familles incarcérées, les vexations quotidiennes, la difficulté d’assurer sa survie. S’il montre des scènes de violence difficilement soutenables, il suggère parfois aussi plus qu’il ne montre, comme lorsqu’il met en scène une victime des « expérimentations médicales » nazies ou ne filme que les conséquences d’une bastonnade. La longue litanie de la cruauté gratuite, des tortures et des souffrances défile, alternant avec la panique des arrivants dont les cadavres épars jonchent le sol, les attitudes des groupes murés dans un silence opiniâtre et les gros plans individuels, les regards lourds de sens et les échanges furtifs. Mais déjà l’angle de vue se fait subjectif, s’inscrit dans la manière dont regardent des deux hommes, dans ce qu’ils enregistrent dans leur mémoire, de biais ou tête en bas lorsqu’ils sont à terre ou tentent de voir malgré tout ce qui se passe. Et lorsque l’évasion commence, c’est caméra à l’épaule qu’on suit Wetzler et Vrba. Dans leur évasion éperdue, le monde bascule, les contours deviennent flous, l’image s’affole comme les têtes traquées perpétuellement sur le qui-vive des fuyards qui tombent, se relèvent et retombent avant de repartir. Et quand ils atteignent leur but et sont interrogés par les membres du Conseil juif de Slovaquie avant de rencontrer l’envoyé de la Croix Rouge, c’est face à un tribunal qu’ils se retrouvent, accusés ou presque de falsifier l’histoire. Il leur faudra, chacun de son côté, rédiger un témoignage écrit pour qu’en une longue séquence, un seul plan de treize minutes, Warren, l’envoyé de la Croix Rouge, comprenne enfin quelle somme de mensonges a fait écran à la réalité.
D’une histoire à l’autre
Évacuant toute velléité de romanesque, Peter Bebjak n’en construit pas moins son récit comme un thriller. Il nous fait partager la terreur des deux évadés cachés pendant trois jours sous une pile de bois soigneusement aspergée par les autres détenus d’essence mêlée de tabac pour tromper les chiens, leur peine à s’en extraire, l’affolement et l’angoisse qui les accompagne dans leur fuite. Il nous fait ressentir la méfiance, héritée de leur expérience de prisonniers, face aux paysans polonais qui les aident. Dans le monde où vivent les deux évadés, ils ne peuvent être qu’en arrêt, en alerte permanente. Il n’y a de place que pour la prudence, la défiance et l’hostilité. Et pour la violence du désespoir et l’exaspération devant l’incrédulité et la naïveté de ceux qu’ils rencontrent au terme de leur périple. Parce que pour ceux qui ont vécu l’innommable, le nommer et le dénoncer ne souffre pas l’incompréhension. Leur témoignage, d’ailleurs, aura des conséquences. « J'avais une raison impérative de le faire, dira Vrba. Ce n'était plus seulement pour faire rapport d'un crime, mais pour en éviter un ». C’est pour tenter d’arrêter la déportation des juifs hongrois qu’ils vont au-delà d’eux-mêmes, au-delà de la peur et de la souffrance. Ils réussiront partiellement puisque, en juin 1944, lorsque leur rapport est diffusé plus largement, appuyé par des articles dans le New York Times, les Alliés font pression sur le gouvernement hongrois du régent Miklós Horthy et obtiennent l’arrêt des déportations – elles reprendront en octobre, une fois Horthy renversé, avec l’arrivée au pouvoir du mouvement fasciste, les Croix fléchées, mais plus de 100 000 vies auront été épargnées.
Un message pour aujourd’hui
Au-delà de l’évocation d’un fait historique – les documents apportés par Wetzler et Vrba comme leurs témoignages, ajoutés à ceux de deux autres évadés d’Auschwitz furent déterminants face aux dénis de tous ordres concernant la Solution finale, soigneusement masquée par les nazis –, c’est à un élargissement de la vision que Peter Bebjak nous invite. Pour extraordinaire et exemplaire que fut l’aventure des deux hommes, c’est sur le présent que le réalisateur nous interpelle. « Nous avons oublié, déclare-t-il, ce que cela signifie de craindre pour sa vie, pour celle de ses proches, au quotidien ; de devoir cacher son origine ethnique, ses croyances religieuses ou son orientation sexuelle. Nous avons oublié ce que cela signifie d'être persécuté. C'est pourquoi il est nécessaire de raconter les échecs de l'humanité. » Parler, parce que « garder le silence à un moment où les droits de l'homme sont menacés, c'est approuver tranquillement ceux qui les menacent ». L’urgence lui paraît d’autant plus grande que l’on assiste à une montée, dans le monde entier, des mouvements d’extrême-droite, en Slovaquie d’où est originaire le réalisateur, avec Marian Kotleba qui a fait de l’expulsion des Tsiganes et du refus des réfugiés des leitmotivs de ses campagnes, mais aussi ailleurs. Lorsque défile le générique de fin, il est accompagné d’extraits de discours de Marine le Pen, Bolsonaro, Trump, Orban et bien d’autres, jetant l’anathème, sans distinction, sur noirs, juifs, homosexuels, réfugiés, étrangers de tout poil ou autres marcheurs en zigzag. En ce temps où l’avortement est en passe de redevenir un délit dans vingt-cinq États américains, il nous rappelle que le fascisme n’est plus seulement à nos portes mais installé dans nos maisons… Pour que l’histoire en se répète pas, la vigilance est de mise…
Le Rapport Auschwitz Un film de Peter Bebjak
Drame historique - Anglais, Polonais, Slovaque, Allemand, Tchèque - 2020 - VOSTFR – 94 min
Sortie le 27 juillet 2022
S Réalisation Peter Bebjak S Scénario Peter Bebjak, Tomás Bombik, Jozef Pastéka, d’après le récit d’Alfred Wetzler S Image Martin Ziaran S Musique Mario Schneide S Montage Marek Kralowsky S Décors Petr Synek S Costumes Katerina Strbova Bielikova S Avec Noel Czuczor (Alfred Wetzler, dit Freddy), Peter Ondrejicka (Walter Rosenberg, dit Valér), John Hannah (Warren), Wojchiech Mecwaldowski (Kozlowski), Jacek Beler (Hersek), Michal Rezny (Marcel) S Distribution kmbo