15 Juillet 2022
La compagnie Les Joues Rouges offre, avec l’adaptation théâtrale du roman de Boris Vian, un voyage dans les terres de la jeunesse et de l’urgence de vivre. Un message qui conserve toute son actualité aujourd’hui.
L’Écume des jours aurait dû être présenté au public en 2020, l’année du centenaire de la naissance de Boris Vian. Confinement oblige, c’est seulement aujourd’hui qu’il est vraiment proposé au théâtre. Good news que ce décalage, pour un auteur qui crachait sur les célébrations en tout genre pour vivre l’intensité de l’instant et refusait de penser droit. Écrivain météore, pataphysicien, musicien de jazz et ingénieur – entre autres activités – Vian est le parfait symbole d’une jeunesse qui se brûle les ailes dans les caves de Saint-Germain-des-Prés après la Seconde Guerre mondiale et mêle pensée et plaisirs jusqu’au bout de la nuit. L’Écume des jours est aussi le roman d’un jeune homme qui ne sait pas encore qu’il a déjà parcouru les deux tiers de sa courte existence mais qui pressent peut-être que celle-ci sera courte.
Une œuvre emblématique
Lorsque Boris Vian publie l’Écume des jours en 1947, il n’a que vingt-sept ans et la sortie du livre est un échec, malgré le soutien de Raymond Queneau et de Jean-Paul Sartre. Il émane du roman un parfum d’insolence et de révolte qui trouvera des échos dans les années 1960 avec les baby-boomers et la poussée d’une jeunesse avide de renverser l’ancien monde tout autant qu’aujourd’hui, après la fin des « ismes », alors que les modèles de société vacillent et que toute une jeunesse rue dans les brancards. Entretemps, ironie du sort, adapté moult fois au cinéma ou au théâtre, le roman de Boris Vian est devenu un « classique »… Insolents, romantiques, déjantés, ses personnages continuent à travers le temps de parler à une jeunesse en mal d’absolu et d’imaginaire. Et si les noms qui apparaissent dans ses écrits rappellent sous une forme à peine déguisée ses amis comme ses détracteurs, le fait qu’on en ait oublié certains aujourd’hui n’a que peu d’importance.
Le roman de l’amour fou
Colin traîne sans ennui une vie oisive et confortable entre ses amis fidèles et son cuisinier adepte de Jules Gouffé, le loufoque et libertin Nicolas. Lorsque Chick, son meilleur ami, se rapproche d’Alise, Colin se dit qu’il manque quelque chose à son bonheur : être amoureux. Mais sur qui jeter son dévolu ? Il n’aura pas à choisir car lorsque Chloé apparaît, c’est le coup de foudre. Mais Chloé est fragile. Elle a un nénuphar dans la poitrine – clin d’œil ironique du destin pour celui que les problèmes cardiaques et circulatoires conduiront à l’œdème pulmonaire. Pour contenir le développement du nénuphar, il faut des fleurs. Beaucoup de fleurs et de plus en plus jusqu’à ruiner Colin qui – dans le miroir de la famille Vian, victime du krach de 1929 – se voit contraint de travailler. Mais contre l’inéluctable, rien n’est possible…
Il n’y a pas d’amour heureux…
Roman des amours contrariées, l’Écume des jours met en scène un certain nombre de paires amoureuses qui toutes, ne conduisent qu’à l’échec. Hormis les tentatives désespérées de Colin pour sauver Chloé, les autres personnages, eux aussi, ne sont pas épargnés. Isis, une grande bourgeoise, est amoureuse de Nicolas qui passe une partie de son temps à séduire toutes les femmes sans en aimer aucune. Quant à Alise, devenue la compagne de Chick (curieusement « ingénieur », comme l’était le Centralien Vian), elle ne peut lutter contre la passion maladive de celui-ci pour les œuvres de Jean-Sol Partre – allusion limpide à l’existentialisme dont il se fait le porte-drapeau – qui dévorent non seulement ses maigres moyens, en dépit de la donation que lui fait Colin, mais sa vie même, et conduisent Alise à la rupture et au meurtre. Il n’y a pas d’amour heureux…
Une galerie de personnages « décalés ».
Ajoutez un médecin incompétent, une souris grise qui ne cesse de se battre pour empêcher la maison de rétrécir et faire revenir la lumière et un monde fictif, où l’imaginaire le dispute au reflet des états d’âme des personnages, où les avoirs de Colin se comptent en « doublezons » et où un « pianocktail » fabrique des cocktails en mélangeant les ingrédients selon les notes jouées sur le clavier, vous ferez bon poids. Et l’auteur par-dessus tout ça, qui relaie ses personnages avec ses commentaires goguenards. Si l’organisation du travail, la religion, le pouvoir de l’argent ou l’addiction inconditionnelle à des philosophies sont pointées du doigt, ce qui émerge, c’est le formidable pouvoir du rêve et de l’imaginaire. Entre ironie, humour, absurde et poésie, on pénètre dans un univers où l’invraisemblable acquiert droit de cité et où l’on chemine sans repère, au fil des inventions de l’auteur – c’est en particulier dans sa mythologie que s’épanouira l’arrache-cœur dont il fera un roman.
Un Boris Vian bordé d’écume
Le spectacle ne se contente pas d’adapter au théâtre l’Écume des jours. Il nous fait partager le petit monde de Boris Vian. Joué en live sur le « pianocktail », le jazz swingue et rythme le déroulement. Les personnages esquissent des pas de danse version comédie musicale et entonnent les airs que les coutumiers et amateurs de Vian connaissent. Le Déserteur voisine avec J’suis snob et Fais-moi mal, Johnny avec la Complainte du frigidaire. On rit, on s’émeut, et, pour ceux qui connaissent, on retrouve l’impertinence railleuse, l’humour irrespectueux et le jaillissement insolite des images qui font de Vian un auteur à part dont on a éprouvé ou dont on éprouvera les délices. L’Écume des jours nous entraîne sur une piste inclassable pour un décollage hors du quotidien, frais et enlevé, mené tambour battant et avec une énergie indéfectible, et cela fait du bien…
L’Écume des jours de Boris Vian
Mise en scène Claudie Russo-Pelosi Avec Aurélien Raynal ou Quentin Bossis, Loue Echalier ou Marie Jouhaud, Ethan Oliel ou Baptiste Hérout, Lou Tilly OU Léa Philippe, Charles Garcia, Claudie Russo-Pelosi ou Sara Belviso, Stéphane Piller, Émilie Le Néouanic ou Aurore Streich et Adrien Grassard Musique Boris Vian Production Les Joues Rouges Coréalisation Théâtre Lucernaire Partenaires FNAC, La Cohérie Boris Vian Durée 1h15
Du 15 juin au 16 octobre 2022, du mercredi au samedi à 19h, le dimanche à 16h
Le Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris
Rés. www.lucernaire.fr, par téléphone au 01 45 44 57 34