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Arts-chipels.fr

Les Fâcheux. Lorsqu’un moment charnière du Grand Siècle devient une étape clé de la carrière de Molière.

© Jean Delmarty

© Jean Delmarty

Le spectacle présenté au château de Grignan offre une intéressante perspective historique en même qu’une plongée artistique dans un XVIIe siècle en pleine mutation.

Dans la cour du château qui offre sa belle façade Renaissance en guise de fond de scène, des éléments de décor rappelant les jardins à la française ont été installés. Fragments de parterres soigneusement organisés, savantes architectures d’éléments naturels, nous voici immergés dans l’atmosphère des pastorales, délicates et poétiques, qui émaillent le paysage artistique du Grand Siècle. Le fait que Grignan soit le château où Madame de Sévigné, la célèbre épistolière contemporaine du règne de Louis XIV, aimait à résider auprès de sa fille, ajoute à ce voyage dans le passé. Les gradins, resserrés autour de cette scène en plein air offrent au spectateur une proximité qui n’est pas sans rappeler les conditions de représentation de l’époque, où les spectateurs nobles étaient installés sur la scène. Le quatrième mur qu’on s’est plu à ériger entre acteurs et spectateurs n’existait pas en ce temps-là…

© Jean Delmarty

© Jean Delmarty

17 août 1661, une date emblématique

Molière, après des années d’itinérance dans le sud de la France, sous la protection du prince de Conti, s’est installé à Paris, pensionné avec sa troupe, l’Illustre Théâtre, par Philippe d’Orléans, frère du Roi. La troupe de Monsieur s’est installée dans la salle du Palais-Royal rénovée. Le succès de l’École des maris est tel que le surintendant Fouquet – qu’on dirait aujourd’hui ministre des Finances – s’adresse à Molière pour composer un divertissement qu’il offrira au Roi dans son château de Vaux-le-Vicomte – dont l’architecte est Le Vau, le peintre et décorateur Le Brun et le paysagiste Le Nôtre, qui officieront à Versailles par la suite. Louis XIV est alors un jeune roi de vingt-trois ans. Mazarin vient de mourir et le roi, émancipé de cette tutelle, a manifesté le désir d’assurer directement le gouvernement de la France. Fouquet, dans son désir d’éblouir le roi en lui offrant une fête somptueuse, commet une erreur qui vient s’ajouter, sans doute, à une liste de griefs plus anciens. Louis XIV prend ombrage de la magnificence déployée. Fouquet est emprisonné et mis définitivement à l’écart. Mais, en ce 17 août 1661, Molière présente à Vaux-le-Vicomte les Fâcheux

© Jean Delmarty

© Jean Delmarty

Une bascule dans la carrière de Molière

Cette période est aussi pour Molière un moment charnière. Le fils de tapissier qui s’est insurgé contre son père accède aux sommets. Le faiseur de farces qui s’est essayé sans succès à la « noblesse » de la tragédie remise ses espérances tragiques et le divertissement qu’il prépare pour le Roi est d’un genre nouveau : il associe le théâtre, la musique et la danse, art que goûte particulièrement le Roi qui est lui-même danseur. La comédie-ballet a vu le jour. Molière en développera la formule dans l’autres pièces comme le Bourgeois gentilhomme ou le Malade imaginaire. Pour l’heure, avec le concours de Beauchamp, qui compose la musique avec Lully et crée la chorégraphie, Molière présente les Fâcheux, une pièce composée de saynètes, qui met en scène une jeune noble amoureux, toujours contrarié dans ses déclarations de flamme par des importuns de tous ordres – dont le tuteur de la femme aimée – qui s’imposent à lui. La pièce sera jouée 106 fois et on raconte que le Roi lui-même aurait suggéré d’inclure un « fâcheux », que, bien sûr, Molière aurait ajouté.

© Claire Matras

© Claire Matras

Les Fâcheux dans la carrière de Molière

Si la pièce ne peut rivaliser avec les « grandes » pièces de Molière, elle n’en porte pas moins en germe nombre de thèmes qui inspireront ses pièces. À travers les scènes juxtaposées de fâcheux qui s’ajoutent les unes aux autres, rythmées par un effet d’accélération progressive qui en accentue la cocasserie et précipite la pièce vers le coup de théâtre final et son heureux dénouement, se dessine une galerie de portraits dans lesquels les contemporains de Molière trouvaient à coup sûr qui reconnaître. Amateurs de jeux de cartes qui y engagent leur vie, fondus de danse pétris de ridicule, chasseurs pour qui la vie se résume à un chien, savants convaincus que le sort du monde repose sur leurs épaules, pédants, prétentieux, solliciteurs, ils forment une comédie humaine bigarrée qui annonce les pièces ultérieures. Molière interprète tous les fâcheux, usant de son talent comique dans l’art des transformations – dans la représentation de 2022, il en sera de même.

© Claire Matras

© Claire Matras

Le ballet et sa codification

L’un des grands intérêts du spectacle réside dans ses intermèdes dansés, qui reconstituent certaines des chorégraphies de Pierre Beauchamp. La chorégraphie, ici, résulte des recherches effectuées par Pierre-François Dollé sur la danse de cette époque, appuyées sur les documents qui nous sont parvenus. Et parce que Beauchamp eut, le premier, l’idée de créer une notation de la danse rendant compte de la complexité des mouvements et des déplacements dans l’espace. En ce temps-là, avant d’être un art, la belle danse est un art de vivre. La façon de se tenir, de bouger, de saluer ressemble à un ballet. La souplesse de rotation du poignet est nécessaire pour manier l’épée. Le ballet-spectacle magnifie l’art du mouvement en même temps qu’il sublime le principe d’harmonie. Ornement des bras et mouvements des jambes sont en correspondance, comme ceux du cou-de-pied, du genou et de la hanche sont reliés avec les courbes du poignet, du coude et de l’épaule. Grâce, justesse et légèreté régissent le mouvement dont le plié, l’élevé et le sauté sont les moteurs. La complexité des figures donne la mesure de l’inventivité de leur auteur. Et, si les pointes n’existent pas encore ou, en tout cas, ne sont qu’occasionnelles, et que les sauts restent de petite amplitude, on peut y voir en germe les styles qui feront florès par la suite.

© Claire Matras

© Claire Matras

Une mise en scène qui puise ses racines dans le théâtre du XVIIe siècle

À rebours de toute « modernisation » de la pièce – hormis quelques inserts savoureux convertissant, par exemple, les pistoles en euros – le spectacle se veut au plus près possible de ses conditions de représentation d’origine. Les instruments sont baroques – viole de gambe, basse de violon, violoncelle piccolo, basson ou flûte à bec. Corsets pour les femmes, rhingraves recouvertes d’une jupe pour les hommes apparaissent dans le costume pour placer les comédiens dans la situation des acteurs du passé. La commedia dell’arte, en vogue à l’époque, apparaît en particulier dans la gestuelle du valet La Montagne sous une forme stylisée, géométrisée, comme une citation. Et si le phrasé ne reprend pas l’accent d’alors – qui pourrait s’apparenter à un parler bourguignon qu’on trouverait « campagnard » aujourd’hui – ni les formes en « ois », par exemple, et modernise le texte en signalant, malicieusement, les entorses, une chanson insérée dans la pièce vient nous rappeler comment on s’exprimait alors.

© Jean Delmarty

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Une forme comique pour un contenu plus « sérieux »

Au-delà de la farce, il est question ici de révéler l’émerveillement que suscite le divertissement offert par Molière et que le texte de La Fontaine, placé en ouverture du spectacle, souligne. La mise en scène, quoique « légère » et enjouée, se veut aussi l’écho des thèmes qui animeront les spectacles ultérieurs de Molière – le Misanthrope, Georges Dandin, les Précieuses ridicules, etc. – et forment le soubassement de ce « Grand Siècle » qui ne commence pas avec le pouvoir personnel de Louis XIV mais fait aussi entendre, par exemple, la voix de Madeleine de Scudéry dont les « samedis » littéraires rassemblent les célébrités de l’époque et qui, au-delà de l’image, devenue péjorative, de « précieuse », plaide pour l’éducation des femmes et s’insurge contre la tyrannie du mariage. À l’autre bout, le personnage de La Montagne, d’une insolence narquoise, annonce quant à lui les valets du siècle suivant, frondeurs et effrontés. L’un des jeux issus de ce pot-pourri avant la lettre des grandes œuvres de Molière pourrait être de traquer ce qu’on retrouvera plus tard en repérant comment la vision de Molière évolue. Il enrichit encore davantage l’aimable divertissement, drôle et léger, quelque peu moqueur et décalé, qui associe belle musique, virevoltants intermèdes dansés et comédie.

© Jean Delmarty

© Jean Delmarty

Les Fâcheux de Molière

S Mise en scène Julia de Gasquet S Chorégraphie Pierre-François Dollé S Dramaturgie Marie Bouhaïk-Gironès, chercheuse et spécialiste des théâtres anciens S Direction musicale Anne Piéjus, chercheuse et musicologue, éditrice de la pièce dans la bibliothèque de la Pléiade S Scénographie Adeline Caron S Création lumières Nathalie Perrier S Costumes Julia Brochier S Comédiens Thomas Cousseau (Lysandre, Alcandre, Alcippe, Dorante, Caritidès, Ormin, Damis), Julia de Gasquet (Orante), Adrien Michaux (Éraste), Alexandre Michaud (La Montagne, Filinte), Mélanie Traversier (Orphise) et la voix de François Marthouret S Danseurs Jehanne Baraston, Pierre-François Dollé, en alternance avec Akiko Veaux (du 11 au 26 juillet et le 6 août) S Musiciens Lena Torre (basse de violon, violoncelle piccolo), en alternance avec Sumiko Hara (du 15 au 20 août), Julián Rincón (flûte à bec et basson baroque), en alternance avec Felipe Jones (du 20 au 22 juillet, les 5 et 6 août et du 15 au 20 août), Danican Papasergio (violon baroque) S Maquillage Mathilde Benmoussa S Son Antoine Bouhaïk S Régie générale Gaëtan Besnard S Administration de production Danièle Gironès S Stage d’assistanat à la mise en scène Alexia Rampinelli S Production La compagnie de la Chamade S Coproduction EPCC Châteaux de la Drôme S Partenariat Université Sorbonne Nouvelle S Avec le soutien du T2G / CDN de Gennevilliers et de la Comédie-Française

Au château de Grignan – 23, rue Montant au Château, 26230 Grignan

Du 24 juin au 20 août 2022 à 21h

Rés. https://www.montelimar-tourisme.com/fete-manifestation/les-fetes-nocturnes-les-facheux/ ou https://www.francebillet.com/billet-sortie/acheter/theatre-classique-les-facheux-manfacgr-lt.htm

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