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Arts-chipels.fr

Le Bonheur (n’est pas toujours drôle). La comédie humaine de Fassbinder, une plongée dans les années 1970 aux accents très contemporains.

© photo : Tristan Jeanne-Valès

© photo : Tristan Jeanne-Valès

Fassbinder est l’un des cinéastes emblématiques des seventies. Son « message », articulé par Pierre Maillet à partir de trois films du réalisateur a, près de cinquante ans après, un petit goût d’ailleurs qui fait réfléchir…

Années 70’. La fête est finie, c’est le temps de la gueule de bois post-68, des illusions perdues, des rêves rétrécis pour venir s’adapter à la « réalité », mais aussi celui où émergent de nouveaux modèles qui font voler en éclat les héritages familiaux, religieux et sociétaux sur lesquels reposaient les années d’après-guerre. On est entré dans les « années de plomb ». Les « traditions » et la « morale » provoquent des réactions extrêmes, réprimées avec violence. Radicalisation et guérilla urbaine sont au programme de la Fraction Armée Rouge, la « bande à Baader ». C’est le moment aussi où l’ennemi ne vit plus de l’autre côté de la frontière mais est devenu l’étranger sur le territoire, poussé là par l’espérance d’une vie meilleure. La société ne marche plus d’un même pas, elle ne marche plus au pas non plus. Actions et réactions présentent le même excès. En ce temps-là, un jeune réalisateur de trente ans, passé par le théâtre, traverse comme un météore visionnaire un ciel uniformément gris. Il travaille vite, avec un sentiment d’urgence. Il se nomme Rainer Werner Fassbinder. En dix ans, il réalisera quarante films et écrira une quinzaine de pièces de théâtre emblématiques d’une génération traversée par la révolution sexuelle, les conflits sociaux et la manipulation politique.

© photo : Tristan Jeanne-Valès

© photo : Tristan Jeanne-Valès

Une parole dérangeante au temps du « consensus »

Représenter Fassbinder aujourd’hui, presque un demi-siècle après, a quelque chose d’exotique tant la société que dépeint le réalisateur semble aujourd’hui disparaître dans les limbes. Gigantesque estomac, la société a digéré un certain nombre de remises en cause et a remplacé les formes de violence et de provocation de ces années-là par d’autres. Pourtant, à y regarder de plus près, le gap n’est pas si grand. Pierre Maillet, en choisissant de centrer son spectacle sur la deuxième phase de l’œuvre de l’auteur-réalisateur, qui dénonce les préjugés profonds de l’Allemagne des années soixante-dix – qui ne diffèrent pas de ceux qu’on peut connaître en France à la même époque –, nous le rappelle. Il isole trois films emblématiques de cette période de l’œuvre, sortis en 1974 et 1975 : Le Droit du plus fort, Maman Küsters s’en va au ciel et Tous les autres s’appellent Ali et les met en scène successivement.

© photo : Tristan Jeanne-Valès

© photo : Tristan Jeanne-Valès

Se replonger dans l’atmosphère des seventies

Un animateur façon Cabaret nous invite à prendre place. Les numéros défilent : le strip-tease, bien sûr, et une tête qui apparaît, séparée de son corps. Cette « tête qui parle », c’est celle de Fox. Un flic fait fermer le cabaret. Fox était forain. Il a perdu son boulot. La salle s’éclaire. Le « bonheur » s’éteint. Musique rock tonitruante. Les scènes de bar qui sont une constante des années 70’ émailleront le spectacle à jardin, les intérieurs occuperont le fond de scène, la rue l’avant-scène et les autres lieux alterneront à cour. Les codes couleur et les codes vestimentaires y sont, les tenues orange, les vestes en léopard et les blousons de cuir et de jeans, les pantalons patte d’eph sont de sortie. Face au look un peu voyou, les tenues chics décontractées de la bourgeoisie et les robes et blouses fleuries, à ramages et à raies des milieux prolo. Les comportements disent ces années-là. L’homosexualité s’affiche, avec les rencontres éphémères dans les bars, dans les chiottes. On baise avec des inconnus de passage, on se promène à poil, la nudité est une évidence. On fait un premier bilan comparatif entre hier et aujourd’hui…

© photo : Tristan Jeanne-Valès

© photo : Tristan Jeanne-Valès

Trois intrigues révélatrices
Le Droit du plus fort met en scène un jeune prolo. Il traîne dans des bars où il faut « en avoir » pour se faire respecter. Entre bière, rock et machisme, il passe ses nuits dans ce milieu interlope et violent où les rencontres d’un soir dans les pissotières font partie du paysage. Il est homo, mais pourrait être autre chose. C’est cependant à la suite d’une rencontre de ce type avec un antiquaire qu’il est introduit dans un milieu « hype » où il fait figure de verrue au milieu du nez, pour la plus grande joie des bourgeois qui jouent avec lui. Il tombe amoureux de l’un d’eux. Coup de chance : il gagne à la loterie et les voilà en ménage. Dysfonctionnel – l’écart de classes est trop grand – leur couple ne pourra que se défaire, non sans que Fox, dindon de la farce, ait été plumé. Maman Küsters s’en va au ciel nous transporte dans un intérieur modeste, formica et papier peint fleuri. Emma Küsters, larguée par son mari, y héberge son fils et sa belle-fille. Une vie de peu, ponctuée des petites mesquineries du quotidien. Mais voici que son mari devient tristement célèbre en tuant le fils de son patron avant de se suicider. En dépit de l’image positive qu’elle voudrait donner de lui, les propos d’Emma sont dénaturés, Emma et sa famille manipulés par les médias. Dans sa recherche d’une oreille compatissante, plus juste, elle devient la proie d’un couple communiste et d’un groupe d’anarchistes qui l’utilisent comme porte-drapeau de leurs revendications. Quant à Tous les autres s’appellent Ali, il met en scène un couple hors norme : une veuve allemande et un travailleur marocain de vingt ans son cadet. Ils s’aiment et se marient. Mais c’est sans compter les voisins, les amis, les collègues. S’il dénonce le racisme ordinaire et la manière dont l’immigré est un bouc émissaire commode, le film, librement et ouvertement inspiré du mélodrame de Douglas Sirk, Tout ce que le ciel permet (1955), offre cependant une autre issue.

© photo : Tristan Jeanne-Valès

© photo : Tristan Jeanne-Valès

D’hier à aujourd’hui, au grand jeu des comparaisons…

Se trouver replongé dans l’atmosphère des seventies engendre de nombreuses réflexions. Chez Fassbinder, les situations mises en scène résultent fondamentalement d’une analyse politique. L’homosexualité n’est pas une cause première. Elle y est un épiphénomène, l’une des manifestations du refus de l’ordre social contraignant dans lequel évoluent les individus. Elle va de pair avec la revendication de liberté sexuelle et d’appropriation de son propre corps hors des normes imposées par la société. À l’heure du retour en force du mariage et des manifestations anti-avortement, on peut s’interroger sur la distance parcourue et sur les raisons de cette évolution. La liberté, elle, a pris une drôle d’allure entre les lois liberticides et les coercitions nées du « politiquement correct ». La manipulation par les médias nous renvoie au sensationnalisme qui s’est emparé de l’« information » et aux fake news de la planète internet. La désillusion face au politique se traduit tous les jours par des mouvements informels dont les gilets jaunes sont un des exemples. Quant au racisme et à la xénophobie, le résultat des élections est là pour dire que le phénomène s’amplifie et qu’au-delà, il n’est plus honteux. Enfin, même si les prolétaires ont disparu, ou quasi, remplacés par une classe moyenne version basse, les différences de classe s’accentuent dans un monde où la violence est un lot quotidien et où les extrêmes ont cessé d’être marginaux. On le voit, le message de Fassbinder nous donne encore du grain à moudre et le spectacle de Pierre Maillet, malgré des longueurs, justifiées par la volonté de tout dire, nous le rappelle avec pertinence.

© photo : Tristan Jeanne-Valès

© photo : Tristan Jeanne-Valès

Le Bonheur (n’est pas toujours drôle). Trois scénarios de Rainer Werner Fassbinder
Le droit du plus fort / Tous les autres s’appellent Ali / Maman Küsters s’en va au ciel
S Adaptation et mise en scène Pierre Maillet S Avec Arthur Amard, Valentin Clerc, Alicia Devidal, Luca Fiorello, Pierre Maillet, Marilu Marini, Thomas Nicolle, Simon Terrenoire, Elsa Verdon, Rachid Zanouda S Texte français Alban Lefranc S Adaptation Pierre Maillet et Fabien Spillmann S Assistanat à la mise en scène Luca Fiorello S Création lumières Bruno Marsol S Création son Pierre Routin S Création costumes Zouzou Leyens S Création perruques et maquillages Cécile Kretschmar S Scénographie Nicolas Marie S Régie générale Thomas Nicolle S Production Les Lucioles-Rennes, Comédie de Caen-CDN de Normandie, la Comédie de Saint-Etienne-CDN, les Salins - Scène Nationale de Martigues, Théâtre et Cinéma-Scène Nationale du Grand Narbonne S Avec le soutien du Manège/Maubeuge, du DIESE # Rhône-Alpes, de la SPEDIDAM et de Spectacle Vivant en Bretagne. S Spectacle créé en 2019 a la Comédie de Caen-CDN de Normandie S L’œuvre de Rainer Werner Fassbinder est publiée et représentée par L’Arche, éditeur et agence théâtrale

Du 3 au 11 juin 2022 à 19h30, dimanche et lundi à 16h

Le Monfort – 106, rue Brancion – 75015 Paris

www.lemonfort.fr

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