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Arts-chipels.fr

Jungle rouge. Un objet étrange venu de l’animation et du documentaire.

Jungle rouge. Un objet étrange venu de l’animation et du documentaire.

Il n’est pas si fréquent de fondre ensemble, dans le domaine du film pour adultes, les techniques cinématographiques héritées du cinéma « classique » et celles de l’animation dans le domaine du docufiction. Jungle rouge, dans ce registre, s’inscrit comme un objet filmique non identifié qui mérite le détour.

Les effets spéciaux sont souvent utilisés pour modéliser et mettre en scène des combats, distiller l’épouvante, créer un climat fantastique ou nous plonger dans le cauchemar d’un monde futur. Les appliquer au domaine du film historico-politique, voilà qui a de quoi interpeller. Car le film, en effet, repose sur un événement historique : la traque de Raúl Reyes, le numéro 2 des FARC, dans la jungle colombienne et son élimination le 1er mars 2008 lors d’une opération commando conduite par la CIA avec l’armée colombienne sous un déluge de bombes. Avec son corps, qu’on exhibe pour attester de sa mort, les militaires récupèrent son ordinateur et dix ans de correspondance concernant en particulier les négociations menées à l’extérieur par Reyes pour la libération et l’échange d’une centaine d’otages dont Ingrid Bettencourt mais d’autres aussi, relatifs aux échanges internes des FARC. Dans ce document unique et précieux se croisent des politiques, des journalistes, des marchands d’armes, des diplomates, des tueurs à gages, des proches et même les enfants du dirigeant. Les archives de celui qui faisait office de responsable des affaires étrangères des FARC sont à la fois un journal intime où son histoire familiale s’expose, un témoignage de l’histoire en train de se faire et une véritable mémoire du naufrage de la plus vieille guérilla communiste au monde.

© Nasdaq Films

© Nasdaq Films

En Colombie, un conflit qui renaît périodiquement de ses cendres

Déjà dans les années 1930 et 1940, la concentration de la terre entre les mains de grands propriétaires avait favorisé le développement d’un puissant mouvement paysan. Entre 1945 et 1948, plus de 15 000 paysans sont tués. Le principal meneur de la gauche colombienne, Jorge Eliécer Gaitán, est assassiné. Accalmies et reprises des combats se succèdent et seize « républiques indépendantes » voient le jour, avant que le gouvernement ne décide, en 1964, de reprendre ces zones par la force. Les FARC ne sont créés qu’en 1966, mais le soutien populaire dont elles profitent plonge ses racines dans ce passé plus lointain. Au moment où le film prend place, au tournant des années 2000, les FARC sont au faîte de leur puissance militaire avec quelque 17 000 combattants et les analystes les pensent en mesure de renverser le gouvernement. L’aide militaire apportée au régime par les États-Unis et la montée en puissance de groupes paramilitaires pour les contrer alimentent la violence. On considère qu’il y aurait eu plus d’un million de personnes déplacées entre 2000 et 2001. Le refus du gouvernement de procéder à des échanges de prisonniers durcit les positions respectives et conduit à l’enlèvement de personnalités politiques. La lutte s’intensifie. On enregistre près de 20 000 homicides par an entre 2002 et 2006, commis en majorité par les paramilitaires et, en l’espace de quelques années, les FARC perdent leur mainmise sur de nombreux territoires et environ la moitié de leurs combattants. La suite prend la forme de l’élimination des groupes de résistants au cours d’une longue traque. Finalement, le désarmement intervient en 2017, mais les promesses non tenues du gouvernement contribuent, en 2019, à une reprise des armes.

© Nasdaq Films

© Nasdaq Films

L’une des dernières oppositions marxistes armées dans le monde

Au-delà de l’évolution de la situation politique en Colombie dans la première décennie des années 2000, le film donne à voir une autre réalité. Il nous plonge dans le quotidien et dans la vie errante de ces groupuscules pourchassés, sans cesse sur la sellette, enfouis au plus profond de la jungle et poursuivant, avec toutes leurs outrances, une utopie marxiste dont la justification s’éloigne de plus en plus tandis que se mêlent le trafic de drogue, les « procès » expéditifs et les exécutions sommaires au sein même du groupe, et que les désertions se multiplient. Le film, qui prend sa source dans le matériau de première main que constituent les archives de Reyes, articule ensemble petite et grande Histoire. Il fait entendre une voix qui paraît aujourd’hui d’un autre temps, alors que la « dictature du prolétariat » a sombré corps et biens et que, dans les mêmes années, le « retrait » de Fidel Castro au profit de son frère a sonné le glas du « communisme » cubain. Lorsque le 4 février 2008, près de deux millions de Colombiens descendent dans la rue pour protester contre les actions des FARC, la messe est en fait déjà dite…

© Nasdaq Films

© Nasdaq Films

Un film d’animation « mixte »

Le film fait alterner deux types de traitements visuels. D’un côté ce qui se rapporte au « documentaire », retraçant la descente aux enfers de Raúl Reyes et de son groupe. D’abord retranchés sur des terres dont ils ont le contrôle, on les voit s’enfoncer, à mesure que leur situation empire, de plus en plus dans la profondeur de la jungle, dans des campements de fortune et dans des conditions terribles d’hygiène et de survie. De l’autre, il s’introduit dans le psychisme de Raúl Reyes. De plus en plus accro à la drogue, Reyes perd pied. Ses rêves, qui sont des cauchemars, acquièrent un caractère de réalité au travers de dessins animés tout en zones violemment contrastées et en couleurs vives qui s'apparentent à l'esthétique du papier découpé et du collage, détonnant sur les verts sombres et les paysages noyés de pluie qui forment le décor de la longue fuite en avant du dirigeant. Jungle rouge ne se contente pas d’articuler ensemble des éléments « classiques » tournés avec des comédiens avec des séquences dessinées d’animation pure. Les scènes tournées avec les comédiens acquièrent une valeur de fiction par le traitement qui en est fait. Dans des décors artificiels, les protagonistes semblent avoir été passés à la moulinette d’une pixélisation volontaire qui les extrait de la réalité, les transforme en personnages, artificiellement créés, d'un scénario. Dans cette mise à distance, cette citation, le détail est parfois poussé à l'extrême, comme lorsqu'on contemple le reflet du texte lu par Raúl Reyes dans le reflet de ses lunettes. Une impression d’étrangeté s’en dégage, comme si réalité et fiction ne pouvaient être séparées, comme si l’on naviguait dans une contrée où le récit devenait, par nature, irréel parce que passé au filtre d’une relecture. Dans cette manière très intéressante d’articuler le réel et le discours sur le réel, l’objectif et le subjectif, se raconte, de fait, l’impossibilité de l’objectivité. Et une belle façon de poser une question qui est au centre des préoccupations de la recherche aujourd’hui : Comment rendre compte de la réalité de l’Histoire ou s’en approcher au plus près ? Où se situent les protagonistes et où nous situons-nous ? Ce qu’on appelle l’Histoire n’est-elle qu’une fiction ? Dans la réalité fictionnelle créée par Juan José Lozano et Zoltàn Horvàth, en tout cas, on est au cœur du débat…

Jungle rouge. Un objet étrange venu de l’animation et du documentaire.

Jungle Rouge - 91 minutes / HD /2021 / Animation mixte /Langue Espagnol

Au cinéma le 22 juin 2022

S Scénario Antoine Germa & Juan José Lozano S Réalisation Juan José Lozano & Zoltàn Horvàth S Chef opérateur Denis Jutzeler S Prise de son Carlos Ibañez S Décorateur Fredy Porras S Scripte Julie Lupo S Premier assistant Serge Musy S Montage Ana Acosta S Animation / traitement image Nadasdy Film S Montage son Techniques Cinéma, Carlos Ibañez S Musique Nascuy Linares S Etalonnage Freestudios, Boris Rabusseau S Mixage François Wolf S Avec Alvaro Bayona, Vera Mercado, Sonia Raimondi, Eliana Ceballos, Julian Díaz, Omar Porras, Jean-Pierre Gontard, Antonio Buil, Paulette Abi-Saab, Violeta Lozano, Isabelle Gattiker S Production Nadasdy Film / Nicolas Burlet, Intermezzo Films / Anne Deluz - Luc Peter, Dolce Vita Films / Marc Irmer S Coproduction RTS Radio Télévision Suisse S Avec le soutien de Office Fédéral de la Culture, Cinéforom, Suissimage, SSA, Eurimages, Centre National de la Cinématographie et de l'image animée, MEDIA, Pictanovo S Distribution New Story

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