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Arts-chipels.fr

Impeccable. Promenade collégienne d’un jeune migrant heu-reux.

© illustration Pascal Colrat

© illustration Pascal Colrat

Ce délicieux spectacle destiné à être représenté dans les classes livre sur le mode de l’humour et de la légèreté une image positive de l’altérité et de la différence, et une vision non anxiogène de l’inconnu et de l’ailleurs.

Une salle de classe dans un collège qui ressemble à tous les autres. Les élèves n’ont pas été prévenus de la représentation. Ils savent juste qu’ils vont rencontrer un comédien. Un jeune homme est assis au centre de la pièce, devant une table. C’était la place d’un élève ? Il s’en excuse, se pousse pour lui faire de la place « Je me coupe, dit-il, une petite part de votre pièce de classe. Est-ce que ça va ? » D’abord interdits, tous restent silencieux. Peu à peu les langues se délient. Un peu trop ? Le comédien les ramène dans le « droit » chemin. Ce n’est pas encore le moment de parler… Mais lui, il est bavard. Il s’appelle Viktor et il a quitté son pays parce qu’il y étouffait.

© Jeremie Lévy

© Jeremie Lévy

Une proximité scénique et gestuelle

Il est dans l’adresse directe, regarde dans les yeux celui dont il sollicite l’attention. Il n’est pas extérieur mais dedans, avec les élèves. Il les prend à témoin, quête une réaction. Son espace, c’est la classe entière, dont il fait un usage parfois prohibé. Il tourne, virevolte, se déplace d’un rang à l’autre, grimpe d’un bond sur le bureau du professeur, s’y allonge comme sur un lit ou se cache dessous pour se mettre à l’abri, et introduit un désordre joyeux dans le parcours balisé et les relations établies du « bon » comportement en salle de classe. Ses accessoires, il les pioche dans la salle – craie, tableau, patère –, les extrait de son sac à dos ou les fait surgir comme par magie, témoin son accordéon qui se dégage tout seul du carton qui le dissimulait. La règle : capter l’attention, ne pas la laisser se relâcher pour éviter que le chahut s’installe.

© DR

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Un conte de notre temps

Viktor, donc, qui, en dépit de son nom, ne voit pas de combat, a décidé de raconter les raisons qui l’ont amené à se trouver là, en ce moment présent. L’histoire d’un enfant heureux dans sa famille – il l’est toujours – choyé par sa communauté dans son pays, qui décide de partir. Viktor est un « migrant » – mais on peut parfois migrer de quelques kilomètres seulement, pas besoin de venir de l’autre bout du monde. On ne sait d’où il est parti et chacun peut y plaquer l’origine géographique qui le concerne. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que son pays ressemble étrangement au nôtre. Il se referme de plus en plus sur lui-même et développe une exclusion de l’« autre » au nom de prétendues racines – chacun chez soi et les vaches seront mieux gardées, comme dit le dicton. Viktor, au contraire, a soif d’inconnu et de nouvelles rencontres, il est avide de découvrir de nouveaux horizons. Alors il part et fait tourner son ballon mappemonde jusqu’à ce que les pays se confondent.

© Jeremie Lévy

© Jeremie Lévy

Une évocation imagée d’une vie d’émigré devenu immigré

À petites touches sensibles, il décrit l’arrachement à la famille, la gravité dans les yeux de son père, le voyage et les premières désillusions, à la frontière, quand il rencontre la suspicion et la peur alors qu’il n’était qu’enthousiasme, les contrôles incessants de papiers, la méfiance – « ici, on n’aime pas trop qu’on prenne racine » –, la précarité. Mais Viktor s’obstine. Il ouvre les fenêtres de la classe pour « faire de l’air dans la pensée des autres ». Viennent les premières rencontres, qui ont fait de lui quelqu’un de riche. Mais lorsqu’il retourne au pays, il est devenu l’étranger.

Des pays, ce sont aussi des langues

Le personnage que crée Mariette Navarro touche du doigt, sans schématisme, la complexité du statut de l’« autre », du différent. Elle ne le cantonne pas dans le réalisme mais le hisse au niveau poétique et littéraire. Viktor est un amoureux des langues. L’anglais, l’italien, le russe lui sont familiers – à lui ou à l’acteur qui l’interprète. Il entonne aussi bien une chanson traditionnelle russe, Otchi tchornye (les Yeux noirs), qu’il fait rouler à plaisir les mots français difficiles sous sa langue – pérégrination, circonvolution, funambule – et son français est révélateur de la connaissance livresque qu’un étranger peut avoir de la culture française. Bref, s’il reprend parfois les termes de la culture d’jeuns, il hisse la langue au rang de friandise et plaide sans en avoir l'air pour la joie que procure son apprentissage.

© DR

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Une ouverture sur le débat

Aux cinquante minutes que dure le spectacle succède une partie d’entretiens où les élèves sont sollicités pour dire ce que le spectacle leur suggère. Pour certains, c’est leur premier contact avec le théâtre, et des confusions possibles : « Ça y est, le film est terminé ? ». Ils se soucient de savoir si le personnage est « quelqu’un en vrai », ou si l'acteur et le personnage ne font qu'un. Les étrangers, ils vont les chercher loin. En Corée, en Ukraine, et pas toujours chez eux, même si leur teint dénote à coup sûr qu’un jour, les membres de leur famille sont venus d’ailleurs. Ils sont Français. On remonte dans les histoires familiales qui ramènent parfois au Togo ou à la Côte d’Ivoire. « Ça fait quoi de rencontrer la famille – Ça fait du bien… » À chaque représentation, les réactions varient selon les publics, leurs milieux, leurs histoires. On voit passer les opinions politiques des parents, l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants. On aborde d’autres formes d’exclusion – l’accent, le handicap physique, les moqueries répétées, le harcèlement. À un passage charnière de leur histoire – les élèves concernés par le spectacle ont entre douze et seize ans –, au moment où se posent des questions vitales pour ces adolescents – identité, désir, sexe, avenir – le passage des questionnements par le théâtre est un filtre qui libère la parole. Mais il est aussi un moyen de compréhension, de prise de conscience et d’ouverture à l’autre. Im-pec-cable !

Impeccable de Mariette Navarro

S Mise en scène François Rancillac, assisté de Léo Reynaud S Un monologue à jouer dans les classes de collèges, de la 5e à la 3e S Avec un comédien, Eliott Lerner S Effets magie Benoit Dattez S Une création de Théâtre sur paroles, compagnie conventionnée par le Ministère de la culture (DRAC Ile-de-France) S Coproduction Le Bateau Feu, Scène Nationale Dunkerque et Fontenay en scènes S Le texte a été l’objet d’une commande de Scènes du Jura en 2015 S Le spectacle a été présenté dans divers établissements parisiens avec le concours de la Mairie de Paris.

La Cour du Spectateur à Avignon – Avignon off

Du 11 au 21 juillet 2022 à 17h

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