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Arts-chipels.fr

Belles de scène. Quand amour du théâtre et amour tout court se conjuguent.

© Cyrille Valroff

© Cyrille Valroff

Ce délicieux spectacle qui s’appuie sur une réalité historique mêle avec beaucoup de malice les thèmes du masculin et du féminin dans une intrigue où le théâtre occupe le premier rôle.

8 décembre 1661. Le roi Charles II d’Angleterre, converti au presbytérianisme – Londres vaut bien un petit sacrifice – et nouvellement réinstallé sur le trône après la première révolution anglaise et les rigueurs du protectorat d’Oliver Cromwell, rouvre les théâtres. C’en est fini du puritanisme pur et dur. Voilà pour le cadre donné d’entrée de pièce au moment où le rideau se lève. Si la tragédie continue de marcher dans les traces des époques précédentes, la comédie offre un mélange de théâtre élisabéthain et de fragments d’intrigues empruntés aux théâtres espagnols et français contemporains où préoccupations sociales et politiques et actualité trouvent leur place. Ce théâtre n’hésite pas, loin de là, à aller sur le terrain de la sensualité et de la licence, encouragé par des courtisans libertins et par le roi lui-même. La pièce créée par Jeffrey Hatcher s’enracine dans ce sillon.

Un théâtre où les femmes sont des hommes

Le rideau qui se lève dévoile, côté jardin, la scène finale d’Othello. Elle se tient devant un rideau descendu des cintres qui lui sert de décor. Le théâtre cite le théâtre, avec sa magie faite d’illusion révélée qui plonge ses racines dans un imaginaire venu de l’enfance, d’autant qu’en fond de scène apparaît ce qui ressemblerait aux galeries du théâtre du Globe. On y voit s’agiter en ombre chinoise des spectateurs dont les réactions ponctuent la pièce en train de se dérouler. Desdémone, qu’Othello étouffe avec un coussin, est interprétée par Edward Kynaston – « la plus belle femme que j’aie vue de ma vie », dira de lui Samuel Pepys, un fonctionnaire de l’Amirauté dont le journal constitue une véritable chronique de la seconde moitié du XVIIe siècle anglais, qui apparaît dans la pièce. Car les femmes ont interdiction de paraître sur scène et sont interprétées par des hommes. L’une d’entre elles va cependant braver l’interdiction. C’est l’habilleuse de Kynaston, Maria, qui deviendra la comédienne Margaret Hugues et le sujet d’un véritable engouement du public.

Une ambiance de relâchement des mœurs et de libertinage

C’est dans une atmosphère très leste que l’intrigue prend place. Le Roi n’a d’yeux que pour une ancienne prostituée, une ravissante idiote qui le mène par le bout du nez – ou d’autre chose – et rêve de devenir comédienne. Kynaston a pour amant le duc de Buckingham, qui ne dédaigne pas les femmes pour autant. Et Margaret-Maria se trouve un protecteur en la personne de Charles Sedley, un baronnet homme de lettres, coureur et libidineux. La pièce abonde en allusions et doubles sens à résonnances sexuelles sans devenir pour autant graveleuse. Elle flirte avec une légèreté appuyée, à la frange du mauvais goût sans toutefois y tomber, et l’on rit beaucoup de ces personnages campés à gros traits qui en font toujours trop, mais un peu seulement.

© Cyrille Valroff

© Cyrille Valroff

L’irruption des femmes au théâtre

Lorsqu’en janvier 1662, Charles II autorise les femmes à monter sur scène et interdit formellement aux hommes de jouer des rôles féminins, il met fin non seulement à un état de fait mais, au-delà, à une déconsidération de la femme profondément ancrée dans les us et coutumes. Sur le mode de la légèreté, la pièce met en scène, à travers l’histoire du théâtre, un changement qui se fait jour dans la pensée en ce qui concerne la différenciation des sexes et les relations hommes-femmes. À l’époque, l’idée de l’infériorité des femmes et de leur nature irrationnelle est combattue par un certain nombre de femmes. Dès le milieu du XVIIe siècle, en Angleterre, Margaret Cavendish puis Hannah Woolley dénoncent la prétendue supériorité des hommes, arguant que l’interdiction d’accès à la connaissance qui leur est faite relève de la crainte que leur intelligence ne porte ombrage à la gent masculine. De son côté, un disciple de Descartes, François Poullain de la Barre, règle son compte à leur « nature irrationnelle » et à leur « peu d’intérêt pour les questions intellectuelles ». Un parfum de révolte flotte donc dans l’air et la pièce le met en scène à travers les personnages de la maîtresse du Roi, Nell Gwyn, et de l’habilleuse de Kynaston devenue comédienne et otage malgré elle d’un système au petit goût d’actualité. Peu importe en effet qu’elle soit bonne ou mauvaise – quand la pièce commence, elle joue faux et n’a guère de talent –, elle crée l’événement et est montée en épingle, ce qui ne peut que lui valoir des déboires dès lors que l’interdiction des femmes sur scène est levée et que la concurrence s’exerce.

Un chassé-croisé homme-femme dans un savant mélange

La pièce crée un intéressant chassé-croisé entre les destinées de Kynaston et de Maria-Margaret car celui qui excelle en femme ne parvient pas à se penser en comédien jouant des rôles masculins. Les préoccupations des deux personnages se rejoignent. Comment traduire sur scène ce qu’ils sont ou voudraient être – une femme traquée et terrifiée pour Margaret-Desdémone, un homme viril et violent pour Kynaston-Othello. Affaire de ressenti de ce qui caractérise son sexe et celui de l’autre… Ils se poussent mutuellement dans leurs retranchements, mêlant sexualité et jeu. Au-delà de l’aspect caricatural et plein de drôlerie qui gouverne l’interprétation des autres personnages – le plaisir malicieux des comédiens est perceptible et communicatif – ces deux personnages-là ont une épaisseur plus grande. Vincent Heden et Emma Gamet, qui les interprètent, passent d’un registre à l’autre avec beaucoup de sensibilité, lui, l’homosexuel, dans la découverte de la « virilité », elle, la jeune fille timide et effacée, dans la maîtrise de sa féminité. Les personnages prennent corps, ils sont convaincants et ce qu’ils ont à dire nous concerne. En même temps, tout n’est finalement que théâtre. Kynaston le résume d’une formule : « Une femme qui joue une femme ? Où est l’enjeu ? Où est la prouesse ? » Car le fond de la pièce est bien là, dans ce qui fait l’essence du théâtre, l'interprétation…

Belles de scène - « Mesdames, à vous de jouer ! » de Jeffrey Hatcher

S Adaptation Agnès Boury, Vincent Heden, Stéphane Cottin S Mise en scène et scénographie Stéphane Cottin S Avec Patrick Chayriguès (Pepys / Sedley / Hyde), Stéphane Cottin (Le duc de Buckingham), Emma Gamet (Maria dite Margaret Hugues), Vincent Heden (Kynaston), Jean-Pierre Malignon (Betterton / Charles II), Sophie Tellier (Nell Gwynn / Lady Meresvale / Mistress Revels) S Lumière Moïse Hill S Costumes Chouchane Abello Tcherpachian S Musique Cyril Giroux S Durée 1h40 S Production François Volard - Acte 2, Fond de dotation Dominique Gay, Hauteroque Capital, Leo Théâtre, Sésam’ Prod S Avec le soutien de l’Athénée – Le Petit Théâtre de Rueil-Malmaison

Au Théâtre des Gémeaux parisiens - 15, rue du Retrait, 75020 Paris

À partir du 4 décembre 2024, mer.-sam.21h, dim. 17h www.theatredesgemeauxparisiens.com

 

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