28 Mai 2022
La Fondation Vuitton consacre une rétrospective au peintre qui fit du pli sous toutes ses formes la matière d’une vie entière d’artiste. Un parcours passionnant en terre d’abstraction… Au dernier niveau, la Couleur en fugue offre un terrain d'expérimentation à cinq artistes contemporains : Sam Gilliam, Katharina Grosse, Steven Parrino, Megan Rooney et Niele Toroni.
Nous avons tous dans nos mémoires le souvenir des Tabulas de l’artiste, ces peintures de très grand format composées de rectangles peints de couleurs vives séparés par de fines zones blanches et qu’on aurait pu croire peintes au tamponnoir avec un chiffon. La rétrospective que lui consacre la Fondation, du 18 mai au 29 août 2022, est l’occasion comprendre par le menu ce qui forme la matière de cette peinture, le processus créatif qui mène à la période majeure de l’œuvre que sont les Tabulas, de mesurer toute la complexité créatrice de la démarche et d’en explorer tous les prolongements.
L’exposition, un parcours chronothématique
L’exposition, globalement, suit l’évolution de l’artiste tout au long de sa carrière en France en mettant l’accent plus particulièrement sur ce qui fait l’originalité de son œuvre et l’occupera durant quarante ans : les froissages et pliages de la toile en tant que matériau premier de sa réflexion sur l’art. Elle reconstitue les différents cycles qui marquent l’évolution de l’artiste et sont matérialisés, dans son parcours, par des séries. Elle présente dans des salles séparées des thèmes « traversants » : « le Grand livre des petites peintures » où l’artiste engrange ses recherches des années 1949-1964, ou encore une confrontation Hantaï-Buren-Parmentier (organisée à la Galerie Jean Fournier en 1966), ou encore les œuvres présentes dans « le Dernier atelier » où se retrouvent mêlées œuvres anciennes et réutilisations nouvelles, ou bien les séries des Suaires et des Buées, au début des années 2000, qui s’appuient sur des traitements numériques de l’œuvre antérieur, recadrés et remis en perspective. Ce sont ainsi 139 œuvres qui sont exposées, offrant toute l’amplitude de l’œuvre et la dimension réflexive de son évolution.
Simon Hantaï, Meun, Meun, 1968. Huile sur toile, 240 × 225 cm. Collection particulière © Archives Simon Hantaï / ADAGP, Paris 2022 © Fondation Louis Vuitton / David Bordes
Un jeune Hongrois à l’assaut de Paris
C’est un jeune Souabe « errant » qui débarque à Paris en 1948. Durant la guerre, il avait soutenu les Russes contre les Allemands et, après avoir été arrêté pour une harangue anti-allemande à l’École des Beaux-Arts de Budapest, avait été contraint de fuir. Dans ses œuvres hongroises, figuratives, où se retrouvaient déjà giclées, coulures et brossés à grands traits, la marque de Matisse et des nabis était perceptible. Aussi, lorsqu’à la fin de la guerre il sollicite une bourse d’études à l’étranger, c’est, dans le droit fil de ses goûts picturaux, vers la France qu’il se tourne. Anticipant demande de visa et réponse positive, il part pour Paris avec son épouse ZsuZsa Biro, en faisant un détour par l’Italie où il découvre Piero Della Francesca, Masaccio et Giotto. Mais leur bourse est refusée. Au lieu de rentrer, ils s’installent à Paris où Hantaï fréquente assidûment le musée de l’Homme, qu’il qualifie de « mon Louvre », mais aussi les galeries (La Hune, Nina Dausset, René Drouin…) Il se familiarise avec les papiers découpés de Matisse, les matières « brutes » de Jean Dubuffet, les œuvres de Max Ernst, Picasso, André Masson, participe à une exposition collective, en 1950, à la Galerie Huit, avec des peintres américains dont Sam Francis qui deviendra l’un de ses amis et avec lequel il mènera, près de quarante ans plus tard, un projet, non réalisé, de vitraux pour les 130 baies de la cathédrale Saint-Cyr-Sainte-Julitte à Nevers.
Surréalisme, dripping et papiers découpés
En 1952, il rencontre André Breton, qui lui dédie une exposition au début de l’année suivante, et intègre le groupe surréaliste. Mais son adhésion est de courte durée. La dernière exposition d’Hantaï avec le groupe surréaliste, Alice in Wonderland, en 1955, met en avant les œuvres du peintre en tant que pont entre l’art surréaliste et les tendances telles que la peinture gestuelle, abstraite, le tachisme. Hantaï est intéressé par l'expressionnisme abstrait de Jackson Pollock, mais Breton ne veut rien entendre sur de possibles rapports entre l’action painting et l’écriture automatique. Hantaï quitte alors le groupe de manière ostentatoire, dans une série d’actions plus ou moins provocantes. Les salles d’ouverture de l’exposition témoignent des mutations de l’œuvre à cette époque et mettent en regard une œuvre d’Hantaï et un dripping pollockien.
C’est dans le Rien que commencent les choses
Suit une phase où l’ascèse et la réflexion philosophique s’emparent de l’œuvre. Hantaï trace les repères d’un monde mystique où l’ovale, le cercle et la croix – qui ne sont pas sans rappeler l’œuvre de Tápies – apparaissent sur des fonds sombres et indistincts, avant de mener une expérience singulière durant un an, à partir de l’automne 1958. Chaque matin, Hantaï recopie à l’encre de Chine de différentes couleurs des textes du missel quotidien auxquels il ajoute des textes de philosophes et de mystiques. L’impression produite est celle d’une Écriture Rose. L’après-midi, il recouvre uniformément des peintures antérieures dont il fait réapparaître la mémoire en enlevant avec une lame les macules pigmentaires monochromes. Ces « peintures « à touches » palimpsestes dialoguent avec les peintures gestuelles en sous-couche. À Galla Placidia [Écriture grise], ainsi nommée pour rappeler les jeux de couleur propres aux mosaïques du mausolée de Galla Placidia à Ravenne, présentée dans l’exposition, témoigne de cet accomplissement minimaliste où vide et plein forment les deux faces d’une absence-présence de Dieu, manifestée dans le « Monogold », une toile recouverte de feuilles d’or. Le thème du palimpseste, lui, réapparaîtra dans les Buées, comme pour dire aussi la mémoire à l’œuvre dans le processus artistique.
Une toile qui devient pli. Histoires de torchons et de tabliers
Une œuvre, présentée dans l’exposition, marque le tournant de l’œuvre d’Hantaï vers ce qui animera sa création : le pli. En 1950, s’emparant d’une photographie de momie reproduite dans une revue d’ethnographie, et fasciné par l’amas de linge qui entoure le corps du défunt, il y trouve la matrice de son imaginaire artistique : entrelacs abstraits, grouillements d’entrailles, signes, écriture, pliages reviendront comme un leitmotiv dans son œuvre. Il intègre la Momie dans sa peinture, la transpose en froissant et puissant une toile au centre d’un de ses tableaux et multiplie les transferts de ce relief par estampage, frottage ou copie. La toile à peindre devient un thème fondamental, et le hasard devient nécessité. Peut-être faut-il aussi remonter en arrière, dans l’enfance de l’artiste, dans ce souvenir qu’il intègre à la fin de sa vie sous la forme d’une photographie de sa mère Anna dans les Buées, celui des tabliers indigo de sa mère ou des torchons mis à sécher au revers d’une porte, et leur pauvreté de moyens qui engendre, selon le peintre, l’art.
Simon Hantaï, Mariale m.d.4, Paris, 1962. Huile sur toile, 236 × 207 cm. Collection Fondation Louis Vuitton, Paris © Archives Simon Hantaï / ADAGP, Paris 2022 © Primae / Louis Bourjac
L’exploration de toute une vie
À partir de là, Hantaï explore les potentialités du pli dans la peinture. Comme une aventure détachée de toute représentation du réel, une plongée abstraite dans laquelle l’artiste prend le matériau premier de la peinture – la toile – comme sujet de la peinture. La présence de Matisse et de ses papiers découpés est perceptible dans ce parcours et l’exposition propose deux œuvres de Matisse en contrepoint. Au fil des séries réalisées par Hantaï, c’est à une recherche en train de se faire à laquelle nous convie l’exposition. Les Mariales, ou Manteaux de la Vierge, en hommage aux Madones en majesté protectrices des communautés monastiques et des Justes, ouvrent le bal. Plissée sur l’envers de la face exposée, la toile vierge est laissée en réserve, parfois maculée ou simplement brossée. Le recouvrement par la couleur est limité à un ou des passages. Au terme du travail, la toile est tendue sur un châssis afin d’en effacer les reliefs induits par le pliage. Aplanir sera le maître-mot paradoxal du pliage chez Hantaï. Avec les Catamurons, du nom de la maison de vacances louée à Varengeville, puis les Panses, ainsi nommées en raison de la forme colorée qui occupe le centre du tableau, le travail sur les couleurs, la densité des plis et l’importance des parties laissées blanches deviennent premiers. Les Meuns, du nom du hameau où l’artiste s’installe, en lisière de la forêt de Fontainebleau constituent une étape supplémentaire de la recherche, qui la rapproche des papiers découpés. Nouée aux quatre angles et en son centre, la toile laisse apparaître de larges surfaces blanches. Au nœud succède le plissement avec les Études, réalisées à partir de 1968. Il s’empare de toute la surface de la toile en pliages effilés qui rappellent les papiers découpés. Monochromes, les Études marquent l’illimitation de la surface picturale. Les Blancs, à partir de 1973, croisent les expérimentations précédentes. All-over, polychromes, elles laissent les blancs circuler largement sur la toile.
La géométrie des Tabulas
Avec les Tabulas, du terme latin signifiant « tables », qui l’occuperont dix années, de 1972 à 1982, Hantaï inaugure un nouage serré réalisé au moyen de ficelles formant une trame orthogonale. Il applique à la toile les procédés colorés déjà expérimentés, d’abord monochromes, puis polychromes. À la 40e Biennale de Venise, les Tabulas passent par les différentes couleurs du prisme, du jaune au rouge et au bleu, avec leurs combinaisons. Couleurs primaires et complémentaires sont disposées aléatoirement. Parfois l’artiste ajoute au quadrillage des pliages hérités des séries précédentes. Il travaillera aussi sur les variations de l’échelle du quadrillage. Le vocabulaire esthétique est en place. Lorsqu’en 1996 et 1997, il reprendra les Tabulas au travers des Sérigraphies, les mutations optiques seront réalisées au moyen de transpositions photographiques. Les Suaires en 2001, puis les Buées/H.b.l/Hebbel en 2004 sont, eux aussi, des relectures des Tabulas.
Peints, repeints et découpés
Avec les Laissées, Hantaï procède à ce qui s’apparente à une révision de son œuvre passé. Découpant les grandes Tabulas de 1981, il en recadre les fragments pour donner naissance à une nouvelle série d’œuvres. La question des coupes, de marges et des blancs devient centrale. Hantaï fait ici directement référence aux papiers découpés de Matisse et aux bandes de papier collant que Barnet Newman utilise pour masquer / révéler le fond vierge de la toile sous la peinture. À partir des photographies de ses Tabulas, Hantaï découpe les clichés pour en isoler des fragments, élaborant des maquettes qui croisent dessin, photographie et mise en couleur. Il en réalise des sérigraphies, trois séries en noir, la quatrième en bleu-nuit. Les clichés de la Tabula géante, redressés à la verticale, perturbent l’approche qu’on a de l’œuvre.
La fin, un autre début ?
En 1982, Hantaï déclare mettre fin à son travail pictural. Il n’en cesse pas pour autant à chercher. Libéré des contraintes et des attentes des galeristes ou des musées, il rompt, dans le secret de son atelier, les règles qu’il s’était fixées. Dans l’atelier, dont l’exposition reconstitue le désordre et la superposition en couches agrafées les unes aux autres de plusieurs types d’œuvres, on trouve de nouvelles pistes, dont les Bourgeons, contemporains des Tabulas, qui en modifient en profondeur le processus. Là où l’œil du pli était laissé en réserve par un nœud, les Bourgeons introduisent une inversion complète. C’est le nœud qui est badigeonné de peinture alors que le reste de la toile est laissé en blanc. D’autres directions de recherche viennent enrichir la perception qu’on a d’un artiste obstinément attaché à explorer de manière systématique cette âme de la peinture que constitue la toile. Les « Pliages drippés », comme les ont nommés les historiens de l’art, présentés au public pour la première fois dans l’exposition, s’ils reprennent le principe du pliage, l’enrichissent de nouvelles perspectives. Non seulement Hantaï plie la toile à plusieurs reprises, réalisant pliage sur pliage et ajoutant couleur sur couleur, mais il combine le pliage avec une gestualité et une énergie qui renvoie à l’action painting. Les pliages sont dépliés alors que la peinture, employée sous une forme liquide, est fraîche, provoquant des coulures et des éclaboussures. Ils voisinent avec des peintures qu’Hantaï nomme « Pliages interminables par réductions successives ». Divulguées par le photographe Édouard Boubat, en noir et blanc, mais peu vues, elles révèlent un dérèglement délibéré du pliage comme méthode, comme si l’artiste avait voulu remettre en question l’objet de décennies de recherches. Les Tabulas sont déchirées en deux, pliées, repeintes, redéchirées, repliées, repeintes jusqu’à obtenir des peintures de très petites dimensions où la superposition des strates de couleur brouille les cartes. On peut penser, à travers les œuvres regroupées sous le terme d’Essais, qu’une dimension figurale apparaît au sein du pliage.
L’extinction de la couleur
Enfin, les dernières œuvres semblent procéder à un effacement de la peinture. Les Tabulas lilas, sous-titrées « Le deuil de Venise », dernier acte de l’œuvre picturale publique, ne proposent plus que des œuvres peintes en blanc sur blanc. L’infime écart entre le blanc froid de la peinture de la peinture acrylique et la blancheur plus chaude de la toile génère une vibration énigmatique, renforcée par la lumière ambiante qui colore légèrement les tableaux en leur donnant une teinte « lilas ». La couleur devient ici immatérielle et lorsqu’avec les dernières œuvres connues de l’artiste, les Buées, Hantaï tire des Tabulas lilas des réglages et recadrages numériques qui produisent des images presque transparentes, le processus d’effacement se précise. Il rejoint cet appel du vide, ce retour vers le Rien qui traverse l’œuvre de l’artiste.
Simon Hantaï (1922 - 2008) - L’exposition du centenaire
S Commissariat général Anne Baldassari, Conservateur général honoraire du Patrimoine, assistée de Anne-Emmanuelle Laurent S Architecte scénographe Jean-François Bodin et associés S Signalétique muséographique Yan Stive S Éclairages Alain Chevalier S Restauration des œuvres Conservation of Cultural Heritage ; Aurélia Chevalier, restauratrice du Patrimoine, spécialité peinture ancienne et contemporaine, assistée d’Emmanuelle Paris, restauratrice du Patrimoine, spécialité peinture S Graphisme du catalogue Agence c-album, Laurent Ungerer, Anna Radecka, Julien Boulard
Du 18 mai au 29 août 2022, de 11h à 20h, le vendredi à 21h
Fondation Louis Vuitton – 8, avenue du Mahatma Gandhi – 75116 Paris
À voir au même moment, à la Fondation
La Couleur en fugue – Commissariat général Suzanne Pagé. Commissaires Ludovic Delalande, Nathalie Ogé, et Claire Staebler avec Claudia Buizza
Présentée au dernier niveau de la Fondation, la peinture sort du champ restreint de la toile tendue. Un ensemble historique de trois Drapes réalisés par Sam Gilliam à la fin des années 1960, qui ont constitué un tournant majeur dans l’histoire de la peinture abstraite américaine, ouvrent le parcours. En vis-à-vis sont réunies des œuvres emblématiques des misshaped canvas (toiles déformées) de Steven Parrino. Posées au sol ou montées sur châssis, ces toiles questionnent la nature du médium pictural, mais aussi les notions de plein et de vide, de vision en deux ou trois dimensions, non sans références aux cultures populaires et underground américaines. Un choix d’œuvres de Niele Toroni promène ses empreintes de pinceau sur la toile, la toile cirée, le bois ou le papier. Fusionnant peinture, architecture et performance, Megan Rooney s’approprie une galerie à l’air libre. Munie d’outils les plus divers, l’artiste applique la peinture à même le mur, répondant à une gestuelle impulsée par le corps en accord avec le lieu. Katharina Grosse explore, elle, l’espace d’une galerie pour inventer un paysage pictural où peinture et relief – composé de formes triangulaires superposées – se combinent. Le spectateur chemine à l’intérieur même du dispositif, comme un élément mobile intégré à un espace immersif où la gestuelle ample et dynamique fait exploser la couleur, qui « fugue » en s’inventant une liberté nouvelle qui envahit l’espace. Les diverses propositions de la Couleur en fugue sont autant de variations de l’expansion de la couleur dans l’architecture de Frank Gehry.
Au premier plan : Sam Gilliam, Carousel, 1970. Acrylique et poudre d'aluminium sur toile, 304,8 x 2042 cm. Madison Museum of Contemporary Art, Madison. A droite : Sam Gilliam, Carousel Form II, 1969. Acrylique et poudre d'aluminium sur toile, 304,8 x 2286 cm. Speed Art Museum, Louisville, Kentucky A gauche, au second plan, vue partielle : Sam Gilliam, Carousel Merge, 1971. Acrylique et poudre d'aluminium sur toile 304,8 x 2286 cm. Walker Art Center, Minneapolis © Sam Gilliam / ADAGP, Paris 2022 © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage (Vue d'installation de l'exposition "La Couleur en fugue", Fondation Louis Vuitton, Paris.)