26 Mai 2022
Les bribes d’une histoire familiale chahutée et les trajets parcellaires de la mémoire forment la matière du récit de Lydie Salvayre qui recouvre et escorte la Grande Histoire de la République espagnole et de la guerre d’Espagne.
Pas pleurer est d’abord une narration. L’évocation par Lydie Salvayre de l’histoire de sa mère, Montse, une jeune catalane qui découvre l’amour et la liberté sexuelle dans l’atmosphère enfiévrée de la République espagnole. Enceinte – d’un André qu’elle se plaît à imaginer Malraux – elle se voit contrainte d’épouser un communiste espagnol qu’elle n’aime pas mais qu'elle ne quittera jamais, même lorsqu’elle se verra contrainte de fuir l’Espagne pour échapper aux milices franquistes. La narration croise la route d’un catholique fervent, Georges Bernanos, qui, d’abord réservé devant la mise en place de la République, s’insurge avec une violence crue contre la collusion entre les franquistes et l’Église catholique – qui bénit, alliance du sabre et du goupillon, les atrocités commises.
Deux comédiens pour une évocation multiple
La narratrice, c’est Lidia, la fille de Montse – Lunita comme sa mère la surnomme –, qui tente de rassembler les souvenirs fragmentaires de Montse pour reconstituer son histoire, et trouver peut-être des clés pour le présent. Elle nous replonge dans la fièvre de la République naissante, et à travers le personnage de Diego, son père, se fait l’écho de l’attitude ambiguë du Parti communiste de l’époque face au mouvement anarcho-syndicaliste qui préside au soulèvement populaire qui met fin à la dictature de Primo de Rivera. Ils étaient « la nuit et le jour », républicains et anarchistes, l’affrontement du calcul et de l’enthousiasme, de la langue de bois et du lyrisme, du « réalisme » calculateur et de l’utopie. Elle n’est pas militante, Montse, seulement une femme que la liberté exalte et dont Anne Sée porte la voix au travers de Lidia, la femme-écrivain qui, par la littérature, interroge son parcours. Face à elle, un jeune homme interprété par le comédien Marc Garcia Coté, utilise le cinéma pour interroger l’histoire. Les relations contemporaines chahutées de la Catalogne et de l’Espagne, montrées à l’écran, ont pour corollaire son incarnation des jeunes révolutionnaires de 1936. Passé et présent se répondent dans une errance qui mène les personnages dans la nuit barcelonaise et ses ruelles étroites.
L’histoire des hommes pris dans l’Histoire
C’est un portrait sensible, à fleur de peau, que Lydie Salvayre dessine au fil des événements qui décident de son destin. À l’exaltation des premiers temps succèdent les revers, les exactions des soldats, les dénonciations arbitraires et la Retirada, cet exil en masse des populations qui les pousse à franchir la frontière. Elle raconte. La longue colonne de femmes, d’enfants et de vieillards, escortés par l’armée républicaine, l’interminable trajet à pied au cours duquel on abandonne peu à peu les rares biens qu’on avait emportés, la poussette trop incommode. Les vêtements raides de boue, la poignée de riz quotidienne, la faim, le froid, les marches incessantes au milieu des décombres, la promiscuité et, chevillé au corps, le désir de survivre, d’aller toujours plus loin, en avant. L’arrivée, c’est un petit village du Languedoc, les camps d’internement qui sont des camps de concentration, avant de reconstruire une autre vie. Lydie Salvayre comble les interstices de la mémoire défaillante de sa mère, remplit les blancs de cette histoire, rappelle les « équipes de tueurs transportées de villages en villages », tandis que, « comme si de rien n’était, des recrues carlistes portant le Sacré Cœur de Jésus cousu sur leurs chemises abattent au nom du Christ-Roi des hommes qu’un simple mot a déclaré suspects », dénonce Bernanos.
Le film pour représenter, la langue pour dire
Film et parole s’interpénètrent et interagissent. Les acteurs jouent parfois avec la projection et s’y intègrent, mais surtout le film a valeur de contrepoint en invitant sur le plateau des ailleurs : la grande maison où Montse fut domestique, le présent d’une errance dans Barcelone déserte où Lydie-Lidia cherche des traces, la corrélation entre passé et présent à travers les manifestations actuelles. À la vie propre du film qui d’une certaine manière est texte s’ajoute la diversité des langues et des champs lexicaux qui reflètent l’odyssée de Montse. L’espagnol, avec sa véhémence, le catalan aux sonorités râpeuses, rugueuses et le français parfaitement maîtrisé de l’autrice, qui séduit l’oreille, forment la matière sonore de cette évocation qui traverse les territoires du dialogue, de l’oralité et de la narration. La langue de la mère de Lydie Salvayre exprime l’interférence des cultures née de l’exil et l’hybridation qui en résulte. Le merveilleux Français poète qui la séduit et sera le père naturel de Lidia récite « des versos qui hablent de la mer » tandis qu’elle demande à sa fille si elle a « comprendi » qui étaient les « nationaux » dont le texte explorera les multiples déclinaisons synonymes chaque fois de malheur. Dans son sabir de français mâtiné d’espagnol à la saveur unique affluent des images qui charrient des souvenirs en masse et en désordre. Pourtant il n’y a là pas de place pour la nostalgie ou les regrets. Seulement se situer ici et maintenant. Pas pleurer…
Pas pleurer. D’après le roman éponyme de Lydie Salvayre
S Conception et mise en scène Anne Monfort S Avec Anne Sée et Marc Garcia Coté S Création vidéo Julien Guillery S Dramaturgie Laure Bachelier-Mazon S Scénographie Clémence Kazémi S Création lumières et régie générale Cécile Robin S Création son Julien Lafosse S Production Coralie Basset S Diffusion Florence Francisco - Les Productions de la Seine S Le film a été tourné en octobre 2017 à Barcelone et a été coréalisé par Emmanuel Barraux, Julien Guillery et Anne Monfort S Production day-for-night S Coproduction Oui! Festival de théâtre en français de Barcelone – Espagne S Soutiens Institut Français dans le cadre de Théâtre Export, Centre Dramatique National de Besançon Franche-Comté, Centquatre-Paris, Le Colombier - Cie Langajà Bagnolet S Remerciements à 31 Juin Films S La compagnie day-for-night est conventionnée par la DRAC Bourgogne - Franche-Comté, soutenue par la Région Bourgogne Franche-Comté et dans ses projets par le Conseil départemental du Doubs et la Ville de Besançon. Lecture – Le Colombier - Cie Langajà Bagnolet (93) en septembre et novembre 2018 S Résidences - CDN de Besançon-Franche Comté (25) - Centquatre - Paris (75) - Oui! Festival de théâtre en français, Barcelone (Espagne) Création Oui! Festival de théâtre en français, Barcelone (Espagne)