13 Mai 2022
Fernando Pessoa est l’un des plus grands écrivains du premier tiers du XXe siècle. Pourtant c’est dans une malle qu’on retrouvera les quelque cinq cents fragments inédits qui forment le Livre de l’intranquillité. David Legras extrait de ce texte mythique sa version personnelle de cette incursion immobile dans un pays de nulle part.
Lorsqu’on pense à Pessoa, c’est d’abord le mystère de ses identités multiples, de ses hétéronymes, qui vient à la mémoire. Celui qui éclatera sa personnalité littéraire au travers de quatre personnages principaux – Alberto Caeiro, incarnation de la nature et d’une sagesse païenne, Ricardo Reis l’épicurien, Alvaro de Campos, le moderniste désabusé, et Bernardo Soares, l’insignifiant employé de bureau – et pas moins de soixante-douze alias est le parfait exemple d’une personnalité sans cesse à la recherche d’une identité qui se dérobe dans un monde en pleine mutation – le premier tiers du XXe siècle – dans lequel il ne trouve pas sa place. Vient immédiatement à l’esprit l’œuvre d’un autre écrivain de l’époque, Italo Svevo. Si Pessoa est portugais, Svevo est italien, mais on retrouve chez les deux hommes cette conscience profonde de dépossession de soi et d’échec, une vie d’écrivain sans lecteur et une modernité que la postérité leur reconnaîtra. L’un sera toute sa vie employé de bureau, l’autre végétera dans l’entreprise familiale. Exilés l’un et l’autre d’un monde où ils n’ont pas leur place.
Un non-livre pour un non-auteur
Publié pour la première fois en 1982 – Pessoa était décédé en 1935 – le Livre de l’intranquillité (Livro do Desassossego composto por Bernardo Soares, ajudante de guarda-livros na cidade de Lisboa) est attribué, selon les propres mots de l’auteur, à son « semi-hétéronyme » Bernardo Soares. Dans la malle aux 27 543 fragments accumulés là par l’auteur, les feuillets épars portant la mention O Livro do Desassossego, rédigés entre 1913 et 1935, ont fourni la matière d’un recueil inachevé de réflexions, de pensées, d’aphorismes et de poèmes en prose rédigés sans souci de cohérence littéraire, considéré comme l’un des ouvrages majeurs de la littérature du XXe siècle.
L’intranquillité d’un non-personnage
Ces fragments dressent le portrait d’un homme quasi dépourvu d’histoire, petit aide-comptable dans une entreprise sans relief, banni de l’existence dans une rue rétrécie qui forme tout son univers, confit dans l’éternelle répétition des jours, la servilité confortable, l’absence d’ambition. Ils constituent le pseudo-journal intime d’un personnage semi-fictif, un banni de l’existence qui témoigne du néant abyssal qui s’ouvre sous ses pieds, un enfermé en lui-même qui repousse le ressentir et rêve sa vie plutôt qu’il ne la vit. David Legras emprunte à Pessoa son apparence d’homme passe-muraille, la moustache courte soigneusement taillée et les petites lunettes, le costume strict et banal d’un rond-de-cuir anonyme. Petit employé modèle, il s’obstine à remettre en place chaque objet, petites notes d’un côté, carnet méticuleusement rempli, genoux et jambes serrées jamais livrées à la décontraction. Les phrases s'enchaînent avec une précision maniaque, les syllabes s’articulent, se détachent pour faire entendre l’étendue de ce vide que même leur profération pourtant toute en nuances ne parvient pas à briser.
L’espace de l’intranquillité
Le décor vient contrecarrer cette existence apparemment sans accident. Espace intérieur du personnage, il traduit cette conscience de l’absurde qui court sous la surface, cette inquiétude diffuse, inexprimée, devant le « rien » de son existence. Se déplaçant sur un plateau en dévers qui l’oblige en permanence à corriger la pente, à la limite de tomber lorsque des velléités de sortir de son monde clos s’esquissent et qu’il s’approche trop du bord, David Legras est en équilibre instable, « intranquille » sur sa chaise trop basse et son bureau trop petit où les objets semblent dotés d’une vie propre et du même souci de s’échapper de la place où on les a mis.
Une lumière au bout du tunnel ?
Quelques lueurs, cependant, trouent la grisaille de ces fragments que la lumière individualise. Elles reflètent, d’une certaine manière, le cheminement de l'auteur que le comédien lui assigne, de l’intranquillité à une forme de résignation paisible, de ressaisissement peut-être. S’il contemple avec une forme d’humour noir l’agitation d’un monde où l’action prime sur la pensée, où l’illusion et l’aliénation sont des maîtres-mots, Bernardo Soares-Pessoa n’en conserve pas moins un credo qui tisse une trame réconfortante. Sa plainte de banni de l’existence exprime cependant que c’est à travers l’art que la vie acquiert un sens…
Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa - Traduction Françoise Laye
S Adaptation & mise en scène David Legras S Assistante mise en scène Camille Delpech S Lumière Dan Imbert S Costume Jérome Ragon S Décor Jacques Poix-Terrier S Chorégraphie Ana Yepes S Avec David Legras S Durée 1h15 S Production Le Théâtre de l’instant volé S Avec le soutien et l’aide de Rémi Prin et Adrien Grassard du Théâtre des Déchargeurs, Maud Mazur et Dominique Gosset du Théâtre de la Contrescarpe, Albert Bourgoin, Marjorie Dubus, Mathilde Gamon et Roch-Antoine Albaladejo de la Compagnie A2R, L'Arcal et CapMagellan
Du 4 au 28 mai 2022, du mercredi au samedi à 19h15
Théâtre Les Déchargeurs - 3, rue des Déchargeurs 75001 Paris
Réservations & informations www.lesdechargeurs.fr