11 Mai 2022
En descendant le Mississipi sur les traces du peintre animalier Jean-Jacques Audubon, Jacques Lœuille livre, de l’Amérique actuelle, un portrait qui règle son compte à la vision édénique d’un monde naturel fondateur de l’utopie démocratique américaine.
Jean-Jacques Audubon, jeune homme épris d’aventure natif d’Haïti, se lance à vingt-cinq ans, armé de sa boîte de couleurs, dans une vie errante qui se poursuivra le long du fleuve Mississipi quinze années durant, de 1810 à 1826, au bout desquelles il débarque à Londres avec son portfolio. Pour représenter les magnifiques espèces d’oiseaux qui peuplent la contrée – la vallée est le couloir de très nombreuses migrations aviaires – qu’il représente grandeur nature, c’est à coups de petits plombs et d’une mise en scène qui les réinstalle dans leur environnement naturel qu’il procède. Ses planches demeurent, encore aujourd’hui une documentation naturaliste d’une importance majeure. Le cinéaste et plasticien Jacques Lœuille part sur ses traces pour dresser un portrait d’une Amérique où passé et présent se croisent et se recoupent.
Audubon, une référence naturaliste
Bien que plus de deux siècles nous séparent de l’expédition menée par Audubon dans des conditions hasardeuses et précaires, tous s’accordent aujourd’hui sur la qualité des représentations offertes par le dessinateur et peintre. Non seulement il fait des oiseaux une représentation extrêmement fidèle, de la couleur du plumage aux proportions, mais il leur rend leur vivacité naturelle et les installe dans leur milieu, n’hésitant pas à recourir à des saynètes comme lorsqu’il représente le combat d’un oiseau et d’un reptile ou montre un oiseau mort déchiqueté par des faucons pèlerins. Spatules rosées, flamants roses et aigrettes s’ébattent au bord de l’eau tandis que le pivert cherche sa nourriture dans l’écorce des arbres ou que le perroquet se régale de fruits sauvages. Quant à la bernache du Canada, c’est sur fond de montagnes enneigées qu’elle apparaît, tant le voyage le long du Mississipi est étendu.
Le Mississipi, du Nord au Sud
Ce n’est pas moins de 3 780 kilomètres qu’il faut parcourir, de la source à l’embouchure du fleuve qui s’ouvre sur un large delta marécageux. Une trajectoire suivant un axe quasiment nord-sud qui mène de la zone des Grands Lacs au golfe du Mexique et traverse 2 Provinces canadiennes et 31 États des États-Unis. Gonflées au nord au printemps par la fonte des glaces, les eaux du fleuve reçoivent, dans leur partie inférieure, des pluies tropicales abondantes. Le bassin hydrologique du Mississipi constitue le plus grand système continu de marécages du continent nord-américains, offrant aux oiseaux refuge et nourriture. Fleuve emblématique de ce Nouveau Monde que cherchaient les Européens, où Mère Nature dispensait ses bienfaits, il portait en lui le parfum de liberté que procure la nature sauvage et l’aspiration à un mode de vie très rousseauiste. Le film revient à plusieurs reprises sur ce mythe de l’âge d’or, de la Terre Promise qui court comme un leitmotiv à travers l’histoire américaine.
Deux siècles de destruction massive
Mais le monde d’Audubon, sauf à la source où perdurent aujourd’hui quelques reliefs de la nature sauvage, a disparu. Des centrales hydrauliques, des centrales électriques au charbon hyperpolluantes, des installations industrielles de tous ordres jalonnent le cours du fleuve. Les industries chimiques qui produisent plastique, engrais et produits agroalimentaires crachent à qui mieux mieux leurs substances nocives dans l'atmosphère. Quant au Sud, dans le delta et aux alentours de la Nouvelle-Orléans, il est l’un des plus grands complexes de raffinage pétrolier au monde, et une des zones les plus polluées de la planète. Le film fait état des maladies qui déciment la population, des cancers qui les rongent, de l’espérance de vie amenuisée. Les oiseaux, eux, ont déserté la zone ou sont morts. Des squelettes d’arbres émergent du marécage, certaines espèces ont disparu. La descente géographique accompagne la dramaturgie. Plus on descend, plus grande est la dévastation…
Il n’y a pas que les oiseaux…
Aux populations aviaires qui fréquentaient les lieux, le film ajoute les populations autochtones. Ojibwés, Natchez, Chactas et bien d’autres jalonnent le parcours. Ils racontent l’autre volet de la « conquête » américaine, sa face occultée par l’image du « pays de la liberté ». Ils disent leur mode de vie perdu, leur fierté passée, immortalisée par les tableaux de George Catlin, un contemporain d’Audubon, qui les représente en majesté, avec leurs coiffes de plumes et leurs costumes de peau, leurs tentes et leurs cérémonies. Ils racontent la spoliation de leurs terrains natifs, leur déplacement massif, les traités signés et jamais respectés, leur situation critique. Comme les oiseaux chassés du paradis, ils ont été décimés, enfermés dans des réserves loin de leurs territoires d’origine, réduits à l’état d’assistés, tandis que les antagonismes nés de la guerre de Sécession ont poussé à la concentration dans le Sud des industries les plus polluantes.
La reconstitution artificielle d’un passé disparu
Comme on démonte les cloîtres médiévaux d’Europe pour les mettre au musée à New York, Audubon s’est installé dans la mythologie américaine. Parcs naturels financés par des pétroliers, murs peints, rues, places, universités portent aujourd’hui le nom du peintre alors que les atteintes au monde qu’il dépeignait n’ont jamais été aussi vives. Comme si les Américains éprouvaient le besoin de se refaire une virginité, de se recréer une identité, de se réinventer à travers des simulacres qui forment un rideau de fumée – verte – pour masquer les vapeurs toxiques qui émanent des cheminées des usines. Faire oublier, et oublier eux-mêmes, qu’ils sont les premiers pollueurs de la planète et que les symboles ne servent à rien si la réalité ne suit pas.
Ces « oiseaux d’Amérique », dans leur connotation contemporaine offrent l’image effrayante du développement débridé de la société industrielle américaine. Mais, dans leur vision patchwork qui voudrait tout rassembler, ils laissent le spectateur en partie sur sa faim car chacun des sujets abordés est à lui seul un monde – le désir de tout dire revient parfois à effleurer. Birds of America n’en demeure pas moins une vision saisissante qui interpelle et suscite l’intérêt.
Birds of America - Un film de Jacques Lœuille - 2020 - France - Documentaire - 84 min
Sortie nationale le 25 mai 2022
S Réalisateur et scénariste Jacques Lœuille S Productrice Ariane Métais S Voix off française Jean-François Sivadier S Directeur de la photographie Jacques Lœuille S Chef opérateur son Ariane Métais S Directrice de production et post-production Camille Bouloc S Premier assistant réalisateur Paul Carpenter S Chefs monteurs Jacques Loeuille et Isabelle Manquillet S Conseillère artistique Pauline Gaillard S Assistante monteur Ann-Sophie Wieder S Monteur son / mixeur Christian Cartier S Recorder Médéric Corroyer S Étalonneur Baptiste Evrard S Graphiste et effets visuels Mathieu Decarli S Ingénieur du son enregistrements voix-off Alexandra Carr-Brown Colcy S Compositrice musique originale Nigji Sanges S Orchestration, direction et interprétation musique Nigji Sanges S Distribution kmbo S Film produit avec la participation du Fresnoy, Studio national des Arts contemporains, de Pictanovo, de la région Hauts-de-France S En partenariat avec le CNC S Avec le soutien de la région Île-de-France, de l’Institut français du centre national des Arts plastiques, du Centre national du Cinéma et de l’Image animée, de la SACEM S Ventes internationales MK2