21 Juin 2023
Existe-t-il aujourd’hui un moyen de réconcilier le monde avec lui-même ? et, dans l’affirmative, par quel biais ? En plaçant le théâtre au centre du questionnement, Ivan Viripaev lance un débat qui croise les interrogations sur le sens de l’existence et la fonction du théâtre.
D’entrée de jeu, une voix off nous interpelle, celle de l’Auteur. L’histoire qu’il va nous conter est une sélection, dit-il, de dix entretiens qu’il a réalisés partout dans le monde sur le thème des ovnis. Pas nécessairement des petits hommes verts avec soucoupe volante et langage inventé, mais de ces moments, surgis brutalement, comme une illumination, où les protagonistes ont eu le sentiment d’avoir été irrémédiablement changés, où le monde n’a plus eu la même couleur, la même saveur pour eux. Le moment où ils ont senti leur vie fondamentalement transformée, sans retour en arrière possible. Ils seront incarnés sur scène par les comédiens – ici chacun d’entre eux interprètera deux personnages.
Une galaxie dans tous les sens du terme
Aux images de cosmos, qui ponctuent de manière récurrente le parcours sur un rideau-écran qui enferme les personnages comme pour les englober, succèdent d’autres parcours, sur Terre cette fois-ci, mais éclatés sur l'ensemble de la planète. Vivant en Australie comme en Russie, en Allemagne comme aux États-Unis, à Hong Kong comme en Norvège, les protagonistes viennent de toutes les régions de la Terre et ils représentent le monde : ados éperdus d’ennui, freak, livreur musicien de rock, femme au foyer ex-humanitaire, programmeur informatique bourré de tics, businessman en mal de nature, oligarque financeur et froid, etc., ils forment à eux seuls une galaxie humaine. Tous sont en manque de quelque chose, ou en trop-plein. Saisis dans leur chambre, leur cuisine, leur salle de bains, leur salon-bibliothèque, sur une terrasse ou en pleine forêt, ils offrent un raccourci des univers de l’existence humaine.
Un spectacle à sketches
Les personnages apparaissent à tour de rôle sur la scène, chacun « armé » du décor qui le concerne. Celui qui le précède reste en place, dans l’ombre avant de se retirer, comme pour rappeler qu’on est bien au théâtre et qu’il s’agit bien d’une évocation. Ils abordent, bien sûr, les circonstances de leur « vision » et ce qu’elle comporte, mais, à travers eux, Viripaev continue de raconter le monde. Ils sont tout en hésitations, en dérapages, en incises, en retours en arrière, en évocations autobiographiques, en échappées belles. Et leur langage, réjouissant dans sa diversité, est à l’avenant, avec, chaque fois, un registre de langue marqué par la classe à laquelle ils appartiennent, leur tranche d’âge, leur genre, leur place dans la société, leur manière de regarder le monde. Chacun, enfermé dans sa parole, raconte son histoire et monologue en s’adressant au public. Trouées dans ces paysages monolithiques, des parties chorégraphiées viennent par moments interrompre la potentielle monotonie de ce rythme uniforme.
L’ovni comme amorce d’une révolution intérieure
Le sujet qui les rassemble et les lie en faisceau, c’est la vision, souvent transcrite comme une illumination, qui s’est emparée d’eux et a changé leur vie. Au début, on s’inquiète. On est sur les voies de la science-fiction et des rumeurs sur les extraterrestres. Notre esprit rationnel se rebiffe. Le braquet change. Va-t-on se lancer dans les considérations philosophiques et métaphysiques sur l’existence de Dieu, sur la croyance en un être supérieur gouverneur de l’univers ? On se demande si tout ça n’est pas un plaidoyer béni-oui-oui pour ce qu’il y a de plus archaïque dans la croyance aveugle. La méfiance s’installe. Mais elle cède peu à peu le pas à l’intérêt pour un discours beaucoup plus complexe. S’y révèle l’inanité du monde avec son bruit de fond incessant, sa hiérarchisation imbécile, sa soif de réalisation sexuelle, son refuge dans les drogues, ses réseaux sociaux, la vacuité de l’art contemporain et autres thèmes. À ce sentiment de s’être perdu répond la recherche d’une authenticité, qui passe pour l’auteur, à travers ses personnages, par le moyen qu’on voudra bien lui choisir. Si Dieu, Jésus et le Paradis sont dans la course, ils ne sont pas seuls. On peut tout aussi bien la faire résider dans la rencontre avec l’autre, entrer en relation avec ce qui donne sens à la vie, écouter le silence, se réconcilier avec la nature en embrassant des arbres, retrouver en soi-même l’intensité de la sensation. Une quête du sens, dévoyée par la société, que l’auteur appelle à retrouver.
Un ovni dans lequel réside le théâtre
La scène finale rassemble les personnages. Comme pour clore le propos. Si l’on a pu penser qu’ils étaient le reflet de personnes issues de la réalité d’une enquête de terrain, erreur en-deçà des Pyrénées, tout aussi bien qu’au-delà ! Ils ne sont pas des personnages en quête d’auteur mais une création de l’Auteur et, dans les courts-circuits et les ratés de la lumière qui ouvrent cette partie, un thème qui a couru sous la surface se révèle au grand jour : une réflexion, dans le propos de l'auteur, sur l’art et plus particulièrement sur le théâtre, et sur les rôles respectifs de ses différents intervenants : la réalité et la création, l’auteur et ses personnages, les personnages et les comédiens, les comédiens et le public, le public et l’œuvre et sa représentation. Dans cette mise en abyme qui tourne sur elle-même, dans ce mouvement perpétuel qui relie réel et inventé, distinguer ce qui existe de ce qui n’existe pas n’est pas premier. La réalité est affaire de point de vue et chacun y a son mot à dire. Quant à la recherche du sens – qu’elle puise dans l’émotion, la sensation ou le cœur – à chacun, dans le vaste paysage de l’âme humaine, de lui attribuer la nature qu’il voudra bien lui prêter… Le voyage vaut autant que le but à atteindre, pourvu qu'il s'écarte des voies balisées pour trouver son chemin propre…
Texte Ivan Viripaev. Traduit du russe par Tania Moguilevskaia et Gilles Morel (éd. Les Solitaires intempestifs). Titulaire des droits Henschel Schauspiel Theaterverlag Berlin GmbH – Agent de l’auteur pour l’espace francophone Gilles Morel.
S Mise en scène Éléonore Joncquez S Avec Coralie Russier, Éléonore Joncquez, Patrick Pineau, Vincent Joncquez, Grégoire Didelot S Scénographie Natacha Markoff Chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq S Vidéo Antoine Melchior S Lumières Jean-Luc Chanonat S Son Stéphanie Gibert S Costumes Sonia Bosc Régie générale Manuel Vidal S Durée 2h S Production Compagnie Pollock Nageoire - Compagnie Théâtre du Fracas S Coproductions Théâtre de Suresnes Jean Vilar / Théâtre de Lognes / La Comète-Scène Nationale de Châlons-en-Champagne. S Coréalisation Théâtre La Tempête. S Avec le soutien de l’Adami Déclencheur, de la Région Ile de France, de la société de gestion privée Laplace et la participation artistique du Jeune Théâtre National. S Résidences de création Théâtre de Suresnes Jean Vilar, théâtre de Lognes et de La Comète – scène nationale de Châlons-en-Champagne. S Les photos et illustrations utilisées dans ce dossier sont des sources d’inspiration trouvées sur internet pour nourrir l’imaginaire de la pièce. Elles ne sont pas des propositions visuelles pour la mise en scène. S La pièce a été traduite avec le soutien de Maison Antoine Vitez Centre International de la traduction théâtrale - Paris.
Du 7 au 26 juillet 2023, à 19h45
Au 11 - Avignon