4 Avril 2022
Dans son premier long métrage, Caméra d’or du Festival de Cannes 2021, Antoneta Alamat Kusijanović interroge, avec un point de vue de femme, la société de son pays.
Une île, quelque part au large des côtes croates. De l’autre côté, c’est l’Italie. Julija y vit, entre son père, colérique et dominateur, et sa mère, une ancienne reine de beauté, une vie sans histoire dans un décor qu’on pourrait imaginer de rêve. Une mer d’un bleu profond que rien ne vient troubler, des paysages vierges, non pollués. Le matin, elle part avec son père pêcher la murène, ce poisson anguilliforme, prédateur de crabes, de crevettes et de seiches qui se dissimule dans les anfractuosités de la roche. Ensemble ils traquent l’animal qui a pour particularité, lorsqu’il est sur le point d’être pris, de se libérer en coupant avec ses dents la partie prisonnière.
Une vie coupée du monde
Leur vie semble, en apparence assez simple. Une maison sans confort mais qui leur appartient, une existence de peu, mais néanmoins sans misère. Une cellule familiale refermée sur elle-même. On devine à de petits signes, des regards qui s’échangent entre les femmes, une velléité de protestation aussitôt réprimée, que sous la surface, la vie est moins lisse et souriante qu’il n’y paraît. Ce sont les accès de colère du père quand sa fille se promène en maillot de bain aux yeux des « étrangers », les réprimandes lorsqu’elle n’obéit pas rapidement, au doigt et à l’œil, à ses injonctions. Un machisme pur et dur, d’autant plus intransigeant qu’il s’enfonce dans une situation sociale déplorable. La jeune fille se cabre, la mère se plie, arrondit les angles, accepte les réprimandes, forme un bouclier pour protéger sa fille.
Quand le monde fait irruption dans le huis clos familial
Des éléments extérieurs vont s’introduire dans ce cadre fermé, codé. Un voilier plein de jeunes oisifs mouille à proximité. Julija les observe à la dérobée, se prélassant sur le pont du bateau, puis sur la plage voisine, flirtant, riant. Fascination, curiosité, envie se mêlent dans la manière dont la jeune fille épie leur vie. Une deuxième perturbation vient troubler le cours uniforme des jours. Javier, un ami du père de Julija, vient leur rendre visite. Il est celui qui a réussi, qu’on a sollicité parce que le père voudrait transformer leur vie en rêvant d’un complexe hôtelier qui viendrait s’installer là. Javier est riche, ses amis sont insouciants. Il est doux, amical, il semble plus ouvert que son père. Lorsqu’il plonge avec Julija, c’est pour lui monter une face plus amène du fond marin. Lorsqu’il parle avec elle, c’est de rêves et de projets, ailleurs, dans une université américaine, peut-être.
Great expectations
Alors Julija se prend à imaginer une autre vie. Sans ce père qui, à mesure qu'il sent grandir en elle l’appel du large, l’enferme tant et plus dans un autoritarisme et une rigidité qui confine bientôt à la violence. Quant à la jeune fille, le réveil du long sommeil où l’avait plongée cette vie sans avenir l’amène à se révolter, à tenir tête à son père. Le corollaire, c’est un éveil des sens, la prise de conscience d’elle-même et de son désir de plaire, et l’attirance non différenciée qui mêle dans un même lot l’un des jeunes hommes du voilier et Javier, qui est pour elle d’une autre génération. Entre la mère et la fille s’instaure une forme de rivalité – Javier fut autrefois amoureux de la mère et le regret est là, encore cuisant. Dans le champ du désir, les attentes sont multiples, les déceptions au rendez-vous. La réalité n’est pas à la dimension des fantasmes que nourrissent les personnages, encore moins pour Julija. La parenthèse ouverte se referme et l’étau se resserre.
Un film de femme
Antoneta Alamat Kusijanović s’attache aux pas de la jeune fille. Elle montre l’enfermement dans lequel celle-ci se débat, l’absence de sourire sur son visage, un temps interrompue par l’espoir d’une autre vie. Elle traque la moindre des expressions qui traverse son cerveau et fait du décor environnant son paysage mental : un espace désertique où rien ne pousse ni ne se transforme, une mer qui s’assombrit et passe du translucide à l’opaque, diffusant une menace sourde. Entre les deux femmes se joue toute une histoire. Il y a d’un côté ces femmes résignées qui ont accepté la règle du jeu écrite depuis des générations et qui fait d’elles les servantes des hommes, le réceptacle passif des sévices qu’ils leur font subir, le déversoir du trop-plein de colère inexprimée accumulé par les hommes. De l’autre, on trouve celles qui s’opposent et se battent pour tenter d’en sortir. À la résignation de la mère s’opposera la volonté farouche de la fille qui n’hésitera pas à mettre sa vie en danger pour en changer. Car la murène, c’est elle, prête à arracher une partie de sa chair pour connaître la vie…
Murina - Un film de Antoneta Alamat Kusijanović- 2021 - Croatie, Brésil, États-Unis, Slovénie - Drame - 96 min
S Réalisation Antoneta Alamat Kusijanović S Scénario Antoneta Alamat Kusijanović, Frank Graziano S Directrice de la photographie Hélène Louvart (AFC) S Directeur de la photographie sous-marine Zoran Mikinčić-Budin S Avec Gracija Filipović Julija, Danica Ćurčić Nela, Leon Lučev Ante, Cliff Curtis Javier S Monteur Vladimir Gojun S Composition originale Evgueni Galperine, Sacha Galperine S Montage sonore Julij Zornik S Chef décorateur Ivan Veljača S Chef costumes Amela Bakšić S Caméra d’or Cannes 2021 S Producteurs Danijel Pek, Rodrigo Teixeira S Production Antitalent, RT Features S Coproduction Spiritus Movens, SPOK Films, Staragara S Distribution kmbo
Sortie nationale le 20 avril 2022