23 Avril 2022
Dans cette pièce dans laquelle on peut reconnaître un écho théâtral d’Un barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras, servie par une belle interprétation, cultive son style d’entre les eaux, d’entre les formes, entrelaçant autobiographie et matière romanesque, poésie et théâtre.
Marguerite Duras affectionne de prendre et de reprendre des éléments de sa vie, qui deviennent autant de prolongements romanesques déclinés sous des formes diverses – littérature, cinéma, théâtre – tout au long de sa carrière, composant une mythologie personnelle qui a ses admirateurs inconditionnels comme ses détracteurs farouches. Raison de plus, derrière les accusations dont on l’a affublée de productrice de « littérature Tampax à l’usage des attachées de direction et des divorcées sur la quarantaine » (Philippe Sollers), de revenir sur cette œuvre protéiforme, parfois irritante, souvent fascinante.
L’Éden Cinéma, de la littérature au théâtre
La pièce reprend un thème analogue à celui d’Un barrage contre le Pacifique. D’inspiration autobiographique, l’Éden Cinéma renvoie à l’adolescence de Marguerite Donnadieu – qui deviendra Duras. Comme dans le roman, les références autobiographiques forment la trame : un père, enseignant aux « colonies » (en Cochinchine, aujourd’hui Viêt Nam) qui meurt et laisse son épouse chargée d’enfants – ici ils seront deux et non trois –, une femme, institutrice de son état, qui élève seule ses enfants à Saïgon et est contrainte de compléter ses revenus en jouant du piano pour accompagner les films muets présentés au cinéma avant d’investir toutes ses économies dans un projet de concession agricole. Mais, ignorante de la corruption de l’administration coloniale, elle achète, sans verser de pot-de-vin, une concession de terres au Cambodge, qui s’avèrent incultivables, parce que régulièrement inondées par les eaux du Pacifique. La misère et les difficultés sont au bout de la route de cette femme qui poursuit le rêve fou de faire barrage au Pacifique.
Entre didascalies, récit et dialogue
Le texte ne cesse d’osciller entre présent et retours en arrière. On y retrouve le caractère lancinant de l’écriture de Marguerite Duras, sa manière de tisser en les entrecroisant sans cesse, en multipliant réminiscences et échos, les phrases dans une forme qui emprunte à la poésie et mêle les anecdotes, les commentaires, l’imaginaire et la réalité, sa refabrication et l’Histoire. Il reflète le sentiment d’« urgence » de l’écriture qu’elle développe, pour « laisser le mot venir quand il vient, l’attraper comme il vient, à sa place de départ, ou ailleurs, quand il passe. ». On y trouve aussi la manière qu’a l’auteure de questionner les formes auxquelles elle se confronte. Ici, Marguerite Duras met en crise, d’une certaine manière, la notion de théâtralité en minimisant la part habituellement dévolue au théâtre – le dialogue – et en s’attaquant à la linéarité de la fable. Le récit, d’ailleurs, plus qu’une pièce de théâtre, est mené par Suzanne – un double de l’auteure – qui en porte la narration de bout en bout, tantôt en voix off, tantôt sur scène. Et Christine Letailleur, en intégrant certaines des didascalies de la pièce pour amplifier la dimension littéraire et poétique du texte, y ajoute l’espace du sensible.
Le champ scénique de l’écriture
L’espace scénique, dans son minimalisme assumé, répond à cette forme en creux du monde, à la fois hissé vers l’abstrait par l’écriture et ramené dans le même temps vers sa dimension triviale, où viennent s’inscrire les différents épisodes de la fable. Sur un plateau de bois noir surélevé, une cloison translucide, telle ces « murs » de maison – qui rappellent plus le Japon que le Viêt Nam ou le Cambodge – laisse passer le dialogue entre le dedans et le dehors et se métamorphose, au fil de l’évolution de la pièce, en décor animé de néons lumineux de Saïgon tandis qu’en fond de scène une autre surface translucide passe de l’écran de cinéma où les images projetées renvoient au thème de la passion amoureuse au lointain qui dissout les personnages. Quant à la scène, vide, elle pourra figurer tout aussi bien l’océan qui gagne, la forêt environnante que la piste de danse où évoluent les personnages à Réam.
Un trio familial
L’Éden Cinéma concentre son propos sur les trois personnages de la famille. Il y a cette Mère, omniprésente, tentaculaire, adorée et détestée tout à la fois, que ses enfants ne parviennent pas à quitter, même au pire de ses errances, même à travers son obstination mortifère à poursuivre un rêve impossible, celui de dresser des barrages contre le Pacifique, de dompter un monde sur lequel elle ne peut avoir de prise. Rien n'a d’importance pour elle par rapport à cette poursuite d’un rêve éveillé sans possibilité de concrétisation, qui entraîne ses enfants dans un abîme sans fond. Une quête qui a pour corollaire l’omniprésence du thème de l’argent qui lie Mère et Fille. Car elle n’hésite pas à pousser la très jeune fille – elle n’a que seize ans – dans les bras du fils d’un exploitant « indigène » de caoutchouc, richissime. C’est l’argent de Monsieur Jo, le « Chinois » qui fascine Suzanne, son diamant au doigt, sa belle voiture, et le coût des cadeaux qu’il lui fait. Mais son amour pour sa mère n’en est pas diminué, tout comme celui – presque incestueux – qu’elle porte à son frère Joseph – qui synthétise en lui les deux frères de Marguerite, le premier violent, voyou, escroc et chasseur, l’autre fragile et beau quoique scolairement retardé. C’est par rapport à lui qu’elle se définit, autour de lui qu’elle tourne, avec lui qu’elle danse dans un rapport fusionnel, intense. Et c’est une danse de mort qui lie ces trois personnages qui se reprennent aussitôt quittés et se retrouvent dès que l’un d’eux cherche à s’abstraire, à faire défaut.
Une peinture de la société coloniale
Le seul personnage de l’extérieur admis dans la vie du trio est Mr Jo, cette figure du colonisé qui a « réussi » – ici interprété par l’acteur japonais Hiroshi Ota. Son amour éperdu pour Suzanne qui en fait le jouet du trio introduit une autre dimension de l’Éden Cinéma. Elle fait circuler tout au long de la pièce, comme en leitmotiv, une peinture sans concession de la société coloniale. Par-delà de la gangrène qui ronge l’administration coloniale se dessine une société dans laquelle les ségrégations sont multiples. Suzanne et sa famille appartiennent au groupe des colons et leur supériorité sur les « indigènes » leur semble normale. C’est pourquoi la putative union de Suzanne et de Mr Jo est scandaleuse aux yeux de la colonie « blanche ». Mais dans le même temps, Marguerite Duras ajoute à sa vision critique de la société coloniale, des inégalités et de la misère, la hiérarchisation du groupe des colons. Pauvre, la famille de Suzanne ne peut prétendre à l’intégration dans le groupe des colons. Doublement mise au ban de la société, elle n’a pour refuge que le bloc familial auquel ils se rattachent comme naufragés à leur planche de salut.
Murs de verre de consciences en miettes
Ainsi se précise, au fil de cette évocation discontinue en petites touches et en flash-backs, le portrait de personnages coincés en eux-mêmes, jouant à huis clos le drame de leurs relations impossibles, mais aussi celui de leurs rêves défaits, de leurs attentes hors de portée dans un système qui n’est que contraintes. Cela n’empêche pas chacun des personnages de chercher à développer une forme de réponse, de révolte. Pour revendiquer leur écart par rapport à la norme, ils n’ont d’autre choix que le paroxysme. La Mère, enfermée dans son obsession, synthétise, à elle seule toutes les contradictions insolubles dans lesquelles ils sont pris. Annie Mercier, avec sa présence massive de taureau vindicatif et obstiné, incarne avec sa voix brisée, rauque et venue du dedans ces contradictions indépassables et cette obstination impuissante à briser les parois de verre qui les enferment. Intemporelle, de plusieurs lieux et de tous les temps, la pièce met en perspective, à travers les relations familiales comme en société, la difficulté d’exister. Et les vagues du Pacifique ne sont que la version horizontale et liquide des murs qui se dressent chaque jour sans que nous puissions les franchir.
L’Éden Cinéma - Texte Marguerite Duras (éd. Gallimard)
S Mise en scène Christine Letailleur S Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur S Lumières Grégoire De Lafond S Avec la complicité de Philippe Berthomé S Son Emmanuel Léonard S Vidéo Stéphane Pougnan S Costumes Elisabeth Kinderstuth S Assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat S Avec Alain Fromager (Joseph), Annie Mercier (Madame Donnadieu, la Mère), Hiroshi Ota (Monsieur Jo), Caroline Proust (Suzanne) S Durée 2h S Production Théâtre National de Strasbourg – Compagnie Fabrik Théâtre. S Avec le soutien de La Colline-Théâtre National. S Spectacle créé le 4 février 2020 au Théâtre National de Strasbourg. S Christine Letailleur est metteuse en scène associée au TNS S Extraits des Films Erotikon de Gustav Machatý (1929) et Le Village de Namo: Panorama pris d’une chaise à porteurs de Gabriel Veyre (1900). Avec L’autorisation de Dilif, de La Národní Filmový Archiv et de Sessler Verlag pour Erotikon S La Compagnie Fabrik Théâtre est conventionnée par la DRAC Île-de-France-Ministère de la Culture.
Théâtre de la Ville-Les Abbesses 15-23 avril 20h/samedi 23 avril à 15h et 20h
TOURNÉE 2022
10 au 14 mai au Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence
20 mai au Châteauvallon-Liberté, Toulon