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Arts-chipels.fr

Huis clos. En enfer, faut qu’ça saigne !

Huis clos. En enfer, faut qu’ça saigne !

Ce spectacle enlevé et mordant rafraîchit, avec un humour noir infiniment réjouissant, la vision de cette œuvre emblématique du théâtre de Sartre

Depuis 1944 et sa création au Vieux-Col0mbier dans une mise en scène de Raymond Rouleau, Huis clos a fait le tour du monde et n’a cessé, chaque décennie, d’être remonté. Il faut dire que l’objet a de quoi fasciner. Trois personnages, deux femmes et un homme, aussi disparates qu’on peut l’être, se retrouvent en enfer, enfermés dans la même chambre, pour l’éternité. Le premier à entrer en scène est journaliste et homme de lettres. Il dirigeait un journal pacifiste avant d’être exécuté pour désertion. La deuxième est une employée des Postes qui s’est immiscée dans la vie d’un couple pour séduire la femme et la martyriser. La dernière à entrer en scène est une riche bourgeoise, mondaine et frivole, mariée à un époux trop vieux… Savent-ils pourquoi ils se retrouvent là ? Au fil de l’avancée de la pièce, le public comprendra que oui, lorsque tomberont les masques. Mais pour l’heure, ce qu’ils ignorent, c’est pourquoi on les a réunis dans cette pièce…

© Emeric Gallego

© Emeric Gallego

Un enfer new style

Le sang qui semble goutter du plafond sur l’écran qui occupe le haut du fond de scène et qui accueille le spectateur à son entrée, au son d’une musique rock tonitruante, nous plonge dans une atmosphère de grand-guignol qui rappelle The Rocky Horror Picture Show et son humour macabre. Et d’ailleurs, le gardien de ces lieux, le sarcastique Garçon d’étage, a l’un de ses yeux – rouges comme il se doit et comme la cravate qu’il porte sur son habit noir – barré d’une cicatrice sanguinolente. Nonobstant, point ici de flammes de l’enfer, hormis les trois loupiotes rouges fixées sur le bronze qu’aucun des personnages ne parviendra à soulever lorsque la violence aura fait son apparition, point de pinces ni de chevalet de torture. Simplement un mobilier défraîchi limité aux trois fauteuils destinés à accueillir les personnages. Nous voici plongés dans un enfer de pacotille, même s’il n’en est pas moins monstrueux, et sur le mode de la dérision.

© Emeric Gallego

© Emeric Gallego

Des personnages décalés, résolument contemporains

Les trois « damnés » qui vont peupler les lieux nous ressemblent, d’une certaine manière. Si Garcin adopte le costume d’été trois pièces passe-partout, beige avec gilet, Estelle joue la préciosité avec sa voilette noire, ses gants et son petit sac bleu marine, développant de longues jambes sous une minijupe fendue qui disent son désir permanent de séduire et d’être remarquée. Quant à Inès, dont l’homosexualité affleure en permanence, elle est « cuir » et en noir et rouge car, comme elle dit, elle a été damnée dès son vivant. Ils incarnent des silhouettes qu’on pourrait croiser dans les rues, tous les jours, et vont révéler toute la férocité et la violence masquées que leur attitude contient en creux. Chacun, à sa manière, en « rajoute » dans le machisme, la minauderie ou la perversion brute de décoffrage.

© Emeric Gallego

© Emeric Gallego

Enfer du dedans, enfer du dehors

Lorsque les personnages arrivent en enfer, leur mort – accidentelle – est encore fraîche. Les vivants ne sont pas loin et chacun des trois protagonistes, au fil de la pièce, visualise des situations révélant ce qu’il a laissé derrière lui et qui le fait, encore, réagir. Joyce Franrenet choisit de donner, dans le spectacle, une interprétation visuelle de cette irruption des vivants au pays des morts. Stylisée, celle-ci prend la forme d’un théâtre d’ombres fait de découpages animés projetés sur l’écran. Ces silhouettes viennent contredire la version unique que les personnages voudraient faire passer pour la réalité. Une forme de vérité qui émanera de leurs actes et plus de leurs pensées.

© Emeric Gallego

© Emeric Gallego

L’enfer des règlements de compte

Égocentrismes forcenés, volonté de puissance, séduction comme moyen d’asservir, oppositions frontales sont les armes qu’ils exhibent comme à la parade. Inès et Garcin se livrent un combat de coqs pour récupérer Estelle. Estelle, du haut de ses talons, se cherche, en faible femme qu’elle prétend être, un allié pour se battre. Inès, perverse narcissique par nature, fouille dans les blessures et les incohérences de chacun. Quant à Garcin le pacifiste, le bien-sous-tous-rapports, son vernis de « gentil » craque pour révéler sa lâcheté, qui va de pair avec la violence qu’il exerce sur plus faible que lui. À eux trois, ils offrent un échantillon d’humanité plus que révélateur… Leur enfer résidera dans la répétition incessante de leur mise en relation. « L’enfer, c’est les autres », dit Garcin qui croit avoir compris. Mais, en fait, chacun porte son enfer à l’intérieur de lui.

© Emeric Gallego

© Emeric Gallego

Le mirage de la liberté

Tout au long de la pièce, les personnages disposent d’une liberté de choix. Il leur est possible de ne pas faire « leur » jeu – entendez celui du monde infernal. Il leur suffit de ne pas s’engouffrer dans les brèches où se révèlent leurs barbaries. De cesser de parler pour éviter la hargne et le ressentiment, pour passer au large de la violence. De faire la sourde oreille, de se masquer les yeux. Pourtant, chaque fois, ils dérogent à la possibilité d’enrayer la mécanique. Ils préfèrent se dépecer mutuellement en usant de la manipulation, de la violence et de la séduction. Et même lorsque le Garçon d’étage leur ouvre la porte, auparavant close, de la chambre, lorsque l’opportunité leur est offerte de sortir, ils choisissent l’affrontement éternellement recommencé contre la liberté. La liberté de l’enfer contre la renonciation à ce qu’ils sont, au plus profond d’eux-mêmes. Mais avaient-ils réellement le choix ?

Sur les thèmes déjà fort explorés du Huis clos de Sartre, Joyce Franrenet, aidée par ses complices, aussi drôles et décalés que leur rôle leur permet sans verser dans la caricature, ajoute une rasade d’épice, une pointe de verdeur, une dose de dérision et une pincée de malice au frichti déjà connu. Bien mitonné, le plat est goûtu, jubilatoire et distrayant. Il ancre aussi la pièce dans une actualité où l’homosexualité, les violences faites aux femmes et la vénalité ne sont pas des inconnues…

Huis clos de Jean-Paul Sartre

S Mise en scène Joyce Franrenet S Assistant Axel Varinier S Avec Joyce Franrenet (Inès Serrano), Tanguy Mendrisse (le Garçon d’étage), Mathilde Mosnier (Estelle Rigault), Alexandre Texier (Joseph Garcin) S Coach Marion Parenty S Création lumière Axel Varinier S Animation Alice Théau S Musique Baptiste Infray S Cascades / Danse Pierre Rousselle

Déjà présenté de nombreuses fois depuis 2012, le spectacle est en attente de nouvelles tournées. Elles seront ajoutées dès qu’elles seront connues.

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