18 Mars 2022
Créer une comédie musicale sur les revendications syndicales dans une usine en 1954, en plein mccarthysme, c’était gonflé. Aujourd’hui, c’est un divertissement assuré pour ce spectacle qui surfe sur les vagues de la grève et la critique du patronat…
Chronométrages et accélération à outrance de la production marquent la vie de l’usine Sleep-Tite, qui fabrique des pyjamas. Et pas n’importe lesquels. Des tenues complètes, d’une seule pièce, dans les années cinquante où l’habillement se modernise et où ils ne sont plus vraiment de mode. Le patron, c’est un haut-parleur qui hurle ses ordres et refuse le dialogue, une abstraction froide et désincarnée qui ne sait que dire non. Seulement, voilà, alors que le pyjama redevient une valeur sûre et prospère et que la demande augmente, il refuse d’accorder une augmentation horaire de sept cents et demi à ses employés, provoquant un mécontentement généralisé…
Un contexte de création explosif
Mettre en scène cette contre-image de l’Amérique entrepreneuriale en adoptant le point de vue des ouvriers, voilà qui a de quoi surprendre, d’autant que le spectacle est monté en pleine chasse aux sorcières du sénateur McCarthy et qu’il ne fait pas bon être soupçonné de communisme. Mais nous sommes en 1954 et les attaques contre le sénateur, qui ont commencé l’année précédente, se multiplient de la part de l’armée comme du Sénat. Même si le sujet n’est pas évoqué, il forme l’arrière-plan de cette comédie qui sera jouée, dans ces années-là, plus de mille fois avant d’être reprise ensuite, quatre fois à Broadway, la dernière, en 2006, dans une distribution interraciale. Et Broadway sait y faire. C’est sous la forme d’une intrigue amoureuse et des chassés-croisés vaudevillesques entre époux que se dessine The Pajama Game. Et, excusez du peu, la mise en scène est alors signée George Abbott et Jerome Robbins, la chorégraphie Bob Fosse, et les airs concoctés par Jerry Ross et Richard Adler deviendront des standards…
Une intrigue à la fois cocasse et sociale
Le directeur de la production, nouvellement nommé, est un jeune homme qui s’est fait lui-même à la force du poignet – ah ! l’ascenseur social. Il est l’image de cette Amérique qui entreprend et qui gagne. Parvenu au sommet, il a à cœur de s’y maintenir contre vents et marées. Il est là pour faire appliquer les consignes de la direction. Mais il se heurte au Comité économique et social qui représente les salariés de l’entreprise, la base quoi… Il tombera amoureux d’une des représentantes syndicales et devra résoudre le dilemme entre raison et passion, honnêteté et arrivisme. Un débat cornélien – le drame en moins – sur fond de grève du zèle et de malversations financières. Il sera le truchement par lequel les ouvrières obtiendront gain de cause… Ah ! l’amour !
Un musical sur un sujet qu’on n’attendrait pas
Représenter une usine dans une comédie musicale, avec sa cohorte d’activités – coudre, accrocher les vêtements sur une chaîne qui tourne, les plier, les ranger… – même traité avec légèreté, a de quoi surprendre. Voilà une œuvre ouvertement « de gauche » (à la mode américaine) qui se démarque du conservatisme et de la xénophobie – la même année, dans un esprit similaire, on présente à New York l’Opéra de quat’sous de Brecht sur une musique de Kurt Weill, avec Lotte Lenya et dans une nouvelle traduction. Dans The Pajama Game,la critique de l’entreprise et du profit à tout crin ne passe pas par le discours ou la représentation des rapports de classe, elle est prétexte à chanter et danser, en alternant ballade romantique, tango et rythmes jazzy. L’adaptation du Pajama Game que font Jean Lacornerie et Raphaël Cottin joue sur tous les registres. Elle mêle lyrics en anglais et dialogues en français, danse, théâtre et chant. Elle est à la mesure du sujet et de son traitement, façon Broadway, dans la drôlerie et la bonne humeur. Mais une certaine ambiguïté – ou ubiquité, peut-être – est introduite entre la France et les États-Unis. Même si le drapeau américain trône fièrement au-dessus de la scène, le public est invité à participer à l’humeur joyeusement revendicative des employés et à célébrer leur victoire en claquant des mains et en battant la mesure, bandeau rouge au bras. La « pilule » sociale, très vintage, prend une allure festive qui en rend le contenu contestataire très « soft ».
Des « Frenchies » à Broadway
Ils sont treize à table, les interprètes de cette mise à la sauce française d’une formule américaine. Trois musiciens, dont l’adaptateur de la musique, le percussionniste Gérard Lecointe, et dix comédiens qui dialoguent, chantent et jouent d’un instrument. Le challenge, pour Gérard Lecointe, résidait dans la manière de tirer parti des qualités instrumentales et des spécificités de chacun pour créer une dynamique musicale faite de diversité tout au long du spectacle sans trahir l’esprit de la partition originale et tout en prenant en compte des besoins de la mise en scène et de la chorégraphie. Pari tenu dans ce spectacle mené tambour battant qui juxtapose, sur le plan scénique, plusieurs espaces : au fond, celui de l’orchestre, au centre, celui de l’usine, et à l’avant-scène, quand descend un décor qui masque ce qui est derrière, tantôt le bureau du directeur de la production, ouvrant sur une savoureuse fenêtre de comédie, tantôt un intérieur extérieur à l’usine.
Femmes, femmes…
Quant au parti pris très « américain » de minorer le social au profit de la comédie et du divertissement dans ce « match du pyjama », il est omniprésent dans le traitement de la galerie des personnages. Les femmes en particulier, affublées de coiffures crêpées et montées sur talons hauts luminescents, ont quelque chose des bimbos américaines façon Marilyn. Et même si la volonté parodique et citationnelle est manifeste, même si on reste dans l’esprit de la comédie américaine, on ne peut manquer d’éprouver une certaine gêne devant ce portrait collectif de la gente féminine. Si les femmes se révèlent moins bêtes qu’elles ont l’air, si l’héroïne montre une indépendance certaine, on reste cependant bien dans un univers de machos qui fleure bon ses années cinquante. Mais tout ceci, bien sûr, n’est que comédie – musicale – dans laquelle le public s’engouffre avec un bonheur manifeste…
The Pajama Game
S Livret George Abbott, Richard Bissell S Musique et chansons Richard Adler, Jerry Ross S Direction musicale et arrangements Gérard Lecointe S Mise en scène Jean Lacornerie, Raphaël Cottin S Scénographie Marc Lainé, Stephan Zimmerli S Lumière David Debrinay S Costumes Marion Benagès S Avec 10 chanteurs (jeu, chant, instruments) : Dalia Constantin (saxophone), Marianne Devos (violon), Marie Glorieux (flûte), Vincent Heden (accordéon), Cloé Horry (violoncelle), Pierre Lecomte (clarinette), Mathilde Lemonnier (alto), Alexis Mériaux (trompette), Amélie Munier (saxophone), Zacharie Saal (saxophone). Entourés d’un trio de musiciens Gérard Lecointe (percussions), Sébastien Jaudon (piano), Daniel Romero (contrebasse) S Durée 2h sans entracte S Basé sur le roman 71/2 Cents de Richard Bissell. S Traduction Jean Lacornerie S Création en décembre 2019 au Théâtre de la Renaissance à Oullinset au Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon S Production, coproduction Opéra de Lyon, Théâtre de la Croix-Rousse – Lyon, Théâtre de La Renaissance – Oullins, Lyon Métropole, Angers Nantes Opéra, Mahagonny-Cie. S The Pajama Game est présenté en accord avec Music Theatre International – Europe (www.mtishows.eu) et l’Agence Drama – Paris (www.dramaparis.com)
Tournée
15 et 16 mars 2022, L’Azimut, théâtre La Piscine, Châtenay-Malabry
25 et 26 mars 2022, Le Grand R Scène Nationale La Roche-sur-Yon
29 et 30 mars 2022, Le théâtre de Saint-Nazaire Scène Nationale