24 Mars 2022
Mieux vaut laisser sa rationalité au vestiaire si l’on veut se laisser porter par ce spectacle poétique, plein de bruit et de couleurs, qui convie Dante et Goethe, Shakespeare et Épicure, Bergmann, Thomas Mann et bien d’autres à la même table…
Quand on aime Fellini, on peut passer de 8 ½ à 28 ½… C’est comme pour la réalité augmentée, on ajoute une petite chanson par-ci, un poème par-là, un extrait de pièce par-ci, un bout de film par-là, un petit conte par-ci, une pincée de roman par-là… et la greffe prend, on ne sait pas très bien pourquoi ni comment sinon qu’encore et toujours il est question d’art et de création. Avec 28 i mig (version catalane de 28 ½), c’est pareil. On voit passer des fragments d'éléments disparates qui se chevauchent et se succèdent et, entraîné par le mouvement, on recompose une identité multiple. Et rien n'empêche, si l’envie vous en prend, de jouer à qui et quoi, de remettre un nom sur les choses, de donner à chaque pièce du patchwork son nom propre.
Une passion italienne
Au fond, un paysage de nuages – les « merveilleux nuages » si chers à Baudelaire –, qui passent sans discontinuer. Ils évoquent la rêverie et les profondeurs de l’âme humaine. Dans l’arène de sable rouge qui recouvre le plateau, des silhouettes éparses apparaissent. Qui elles sont, d’où elles viennent, où elles vont, nul ne le sait. Dante nous accueille. « Au milieu du chemin de notre vie / je me retrouvai par une forêt obscure… » Fellini est à peu près au milieu de sa vie lorsqu’il tourne Huit et demi. Mais bientôt les repères se brouillent et c’est Marcello – Mastroianni, tout au moins l’acteur qui l’interprète – qui apparaît. Mais pas dans Huit et demi. Il est question de perroquet perdu qu’une voisine recherche tandis que sonne sinistrement sur le pavé en contrebas le bruit des bottes des défilés fascistes. Le jeu de piste est commencé. Nous voici chez Ettore Scola dans Une journée particulière. Bien malin ensuite celui qui identifiera toutes les références au fur et à mesure de leur apparition.
Déprimé, je suis déprimé…
Huit et demi est le point de départ, la source d'inspiration. Ce chef d’œuvre de Fellini, sorti en 1963, est une histoire de presque rien, de fuite en avant mais surtout d’art. Celle d’un réalisateur dépressif qui se réfugie dans une station thermale et se retrouve coincé entre sa femme et sa maîtresse, poursuivi par une armée d’acteurs, d’assistants et d’amis qui viennent lui réclamer le film qu’il doit faire. Le spectacle rappelle, par petites touches et notations furtives, ce personnage en errance qui, quand on lui demande où placer la caméra – ici ou là – répond « par là », qui ne sait pas quel est le scénario qu’il doit écrire et s’il doit en écrire un. Parfois la silhouette de Marcello Mastroianni – et non l’acteur qui l’interprète – vient se superposer, sur l'écran qui forme le fond de scène, sur celle de l’acteur Fellini, comme pour rappeler que ce comédien fétiche du réalisateur fut aussi, quelque part, son double rêvé, le personnage qu’il habillait de ses fantasmes et plongeait dans les situations les plus invraisemblables…
Un hymne à la joie bien nostalgique
Le cirque et ses animaux tristes, clowns, trapéziste, funambule de pacotille et même un cheval de chair et d’os hantent ces tableaux qui mêlent cuivres, percussions, violon, claviers, guitares, musique de fanfare et rythmes espagnols. Un lutteur de foire qui fait gonfler ses pectoraux pour faire éclater les chaînes qui l’emprisonnent rappelle le brutal Zampano-Anthony Quinn de la Strada tandis qu’une comédienne en veste à carreaux dessine la silhouette fragile et poétique de Julietta Masina-Gelsomina. Mégaphones et talkie-walkie nous plongent au milieu des tubulures des échafaudages de Cinecittà et les obsessions de Fellini n’ont pas manqué le rendez-vous : ses parents, revenus d’entre les morts, les girondes dondons aux poitrines impressionnantes et aux fessiers rebondis, les curés licencieux et les bonnes sœurs lubriques sont là. Quant à la barque d’E la nave va (Et vogue le navire), elle s’avance sur la mer dans un clair-obscur envahi par une brume où se dissolvent les formes. La quête du bonheur n’écarte pas la mort et la joie n’existe qu’avec la tristesse.
Une vie dans la création face à la création de la vie
Apparitions-disparitions-transformations… le passé et le présent se mélangent sans qu’il soit possible de placer chronologiquement quoi que ce soit. Les textes de Wajdi Mouawad se mêlent à ceux de Shakespeare, Goethe s’installe à la table d’Oncle Vania et les Six personnages en quête d’auteur s’imposent de manière insistante pour trouver celui qui les fera vivre dans un décor qui ne cesse de s’animer sous l’impact des images qui s’y projettent et des rideaux qui se tirent, introduisant chaque fois de nouveaux lieux, une scène derrière une scène, un théâtre dans le théâtre. Car, au-delà de la « magie de la vie », qui transpire à travers tous ces passants avec leurs corps excentriques, leurs fatigues feintes ou réelles, leur agitation permanente et leur rester-là sans raison, revient comme un leitmotiv le même motif obsédant : celui de la création et de son rapport avec la vie. Le conte chinois de Notxa, qui met en scène un peintre que l’empereur enferme, ce qui le rend stérile, avant de retrouver la liberté et de se dissoudre dans le paysage peint qu’il a lui-même créé, traduit l’énergie vitale qui émane de la création.
La frénésie du spectacle qui entraîne le rire et ce système de fractales qui ne cessent de générer du jeu qui produit du jeu nous ramènent à l'une des préoccupations récurrentes de la compagnie : « Et si tout n’était que fiction ? La fiction des mots. Ressentir, échanger, rire et mourir. » Fellini définit ainsi ce qui compte le plus pour évaluer l’acte créateur : « Est-ce vivant ou non ? » 28 i mig, dans sa forme poétique et déstructurée toute en ellipses et en apparitions éphémères, dans son explosion de langues où se mêlent catalan, castillan, italien, français et anglais, dans sa chevauchée fantastique où abondent les visions, en illustre l’adage.
28 i mig (28 ½) - nouvelle version
S Spectacle en catalan et en italien surtitré en français S Conception, mise en scène et scénographie Oriol Broggi S Adaptation des textes Jeroni Rubió et Oriol Broggi S Avec Laura Aubert Blanch, Guillem Balart, Xavier Boada, Màrcia Cisteró, Enrico Ianniello, Blai Juanet Sanagustin, Clara Segura Crespo, Montse Vellvehí et Joan Garriga, Marià Roch, Marc Serra et un cheval S Lumières Pep Barcons S Costumes Berta Riera S Son Damien Bazin S Vidéo Francesc Isern S Musique originale Joan Garriga S Maquillage et coiffure Àngels Salinas S Assistanat à la mise en scène Rita Molina i Vallicrosa S Confection des costumes Elisabet Meoz S Technicien micros Roger Blasco S Répétiteur chants Pablo Puche S Dressage du cheval EquiEvent /Josep Maria Segú S Traduction en français et régie des surtitres Alba Pagán S Montage des sous-titres Ester Nadal S Durée 2h15 S Remerciements à Focus, Carles Segura, Marco Ruggero, Dagoll Dagom, au Teatre Lliure, à Sala Beckett à Barcelone, Jaume Viñas, Ariadna Carreras, et Anna Castells. S Production Compagnie La Perla 29 – Barcelone S La Perla 29 reçoit le soutien du ministère de la Culture espagnol, du département culturel de la région de Catalogne et de l’Institut Ramon Llull. S 28 i mig a été créé en juin 2013 à Barcelone. C’est une nouvelle version qui est présentée à La Colline.
Du 16 mars au 10 avril 2022, du mer. au sam. à 20h30, le mar. à 19h30, le dim. à 15h30
Théâtre de la Colline – 15, rue Malte-Brun – 75020 Paris
Rés. 01 44 62 52 52 et billetterie@colline.fr ou www.colline.fr