1 Février 2022
En fond, Van Gogh, Autoportrait, 1889. Huile sur toile, 65 x 54 cm. Musée d'Orsay, Paris. Photo © Rémi Blasquez
Détourner le regard au sens de lui faire prendre une autre direction constitue le propos du texte de Pierre Michon mis en scène par Thierry Jolivet, qui aborde le « cas » Van Gogh par la bande, au travers d’un des « modèles » de Van Gogh, le facteur Roulin, dans un beau texte où le réel le dispute à l’imaginaire.
La fulgurance de la carrière de peintre de Van Gogh – à peine dix ans et même plutôt à peine cinq si l’on se réfère au moment où son travail prend une dimension remarquable, comme avec les Mangeurs de pommes de terre, pour créer les plus de 2 000 toiles et dessins qu’on lui connaît – et sa légende d’artiste maudit, incompris de ses contemporains, suicidé de la société, n’ont cessé de fasciner. Car sa vie a tout de celle d’un héros romantique et l’histoire de ses relations avec son frère celle d’une tragédie. Trois mois après le suicide de Vincent, Theo, son correspondant de tous les instants et son support à travers toutes les crises, disparaîtra lui aussi. Infecté par la syphilis, atteint de démence, il est interné à son tour – ironie tragique du destin. Il décèdera quelques mois plus tard.
Van Gogh, Portrait de Joseph Roulin, 1889. Huile sur toile, 64,4 x 55,2 cm. Museum of Modern Art, New York.
Un portrait à rebours et à contrecourant
C’est une autre voie que choisit Pierre Michon. Celle de nous montrer, à travers la relation d’amitié que Vincent noue avec Joseph Roulin et sa famille, une facette plus humaine de ce personnage hors norme, et de confronter cet être inexplicable à la peinture si singulière avec ceux qui, sans le comprendre, avaient pour lui de la tendresse et de l’affection. À partir du peu d’informations qu’on possède sur le « facteur » et des échanges de correspondance qu’il entretint avec le peintre essentiellement lors de son internement à Saint-Rémy-de-Provence, il reconstruit, recrée serait plus juste, un récit qui emprunte autant sinon plus à l’imaginaire qu’à la réalité. Il invente un personnage à la croisée du Rouge, du Communard dans l’âme avec l’ivrogne qui noie ses aspirations devenues velléitaires dans l’absinthe et que retrouve Vincent dans les fumées du Café Rouge. Il imagine en eux deux princes oubliés, le premier qui enferme en lui-même ce qui lui reste de révolte, le second comme un combattant magnifique qui porte haut aux yeux du monde les couleurs de l’incompréhension. Buveurs ivres d’alcool, peut-être, mais riches à la fois d’humanité et de l’orgueil qu’ils portent en eux.
En fond, Portrait d'Armand Roulin, 1888. Huile sur toile, 65 x 54 cm. Musée Boijmans Van Beuningen. Photo © Geoffray Chantelot
Faire entendre un texte
Cette parole, Thierry Jolivet choisit de la faire entendre pour ce qu’elle est, un verbe poétique porteur d’incandescences, une dérive où démêler le vrai du faux est impossible, où l’imaginaire a valeur de réalité. Debout au centre de la scène, avec pour tout accessoire un micro, il se tient droit, immobile ou presque. Seuls ses bras, qui s’animeront de plus en plus à mesure que le récit avance, et ses mains qui développent dans l’espace une chorégraphie minimaliste conservent encore une certaine mobilité. Par la seule puissance évocatrice de la voix, il fait revivre les personnages, les confitures de Madame Roulin ou la carrière, déjà marquée par le sceau familial, du jeune Armand qui ira perdre sa vie dans l’armée, ailleurs, dans les colonies. Il décrit l’homme à la barbe mésopotamienne, coiffé de son éternelle casquette qui masque une calvitie qui va croissant, les enfants Roulin au destin médiocre écrit d’avance et cette relation qui se passe de mots avec « Monsieur Vincent » ou avec « Monsieur Paul ». Il évoque l’énigme que représente le peintre, les dahlias du papier peint qui apparaissent sur ses toiles, et celle qui trône au milieu de la cuisine, un portrait du facteur qu’un galeriste viendra, un jour, leur demander en leur expliquant que Vincent est un « grand » peintre, comme l’exilé d’Aix-en-Provence, Cézanne…
La musique et l’image, comme en contrepoint
Synthétiseurs et claviers électroniques apparaissent, comme le narrateur, nimbés et immergés dans la peinture de Van Gogh. Sur un plateau réfléchissant comme un miroir dont les côtés reflètent aussi les projections qui se succèdent sur le fond de scène, les interventions des musiciens, avec beaucoup de finesse, font parfois écho au registre élégiaque et recueilli du récit, parfois déroulent leur propre parcours ou renvoient, d’autres fois, à cette autre vie qui apparaît sur l’écran comme la présence obstinée, entêtante du peintre. Et quelle image ! Point ici de tableaux considérés comme tels, hormis quelques portraits du facteur et de sa famille dont certains peu connus, avec toujours ce regard d’ailleurs au fond des yeux, mais une plongée au cœur même de la peinture, dans le détail d’un tableau où se déplacent lourdement quelques paysans, dans la silhouette au fond d’un café qui laisse voir un facteur invisible ou presque au format réel du tableau, d'une incursion qui porte le regard vers le panorama lointain de la ville d’Arles ou dans le détail de la chaise de la chambre du peintre à Arles, quand on ne suit pas le détail japonisant d’une branche de cerisier en fleurs. Et ce sont les couleurs qui nous sautent au visage. Ce bleu qui s’éclate en petites touches légères et libres dans le ciel ou se ramasse en cercles concentriques tirant sur le violet dans ces scènes de nuit si tourmentées qu’elles en deviennent insoutenables. Ou ce jaune – jaune de chrome « 3 » –, à la Delacroix, qui nous explose à la figure, nous éclabousse de son irradiation obsédante. Et les autoportraits de Van Gogh, parfois peu vus, font leur apparition, tantôt noirs, déformés, hâves, avec presque toujours ce profil de trois quarts, cet air concentré et ce regard inquiet et intense qui transperce la toile comme pour nous happer, nous emprisonner dans son état d’âme du moment. Dans cette symphonie de couleurs et de sons qui font écho à la plongée à laquelle invite la voix, on se retrouve en plein cœur d’une cérémonie magique, envoûtante. Prisonniers certes, mais consentants.
Vie de Joseph Roulin. Texte de Pierre Michon
S Interprétation et mise en scène Thierry Jolivet S Création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau S Création lumière David Debrinay et Nicolas Galland S Création vidéo Florian Bardet S Sonorisation Mathieu Plantevin S Construction du décor Clément Breton et Nicolas Galland S Régie générale Nicolas Galland S Durée 1h45 S Le spectacle Vie de Joseph Roulin a été créé le 11 décembre 2019, aux Célestins – Théâtre de Lyon S Production La Meute – Théâtre S Coproduction Les Célestins – Théâtre de Lyon, Théâtre Jean-Vilar – Bourgoin-Jallieu S Soutiens Ville de Lyon, Région Auvergne-Rhône-Alpes, Spedidam, Théâtre Nouvelle Génération / CDN de Lyon,Théâtre du Peuple / Bussang, L’Allégro / Miribel
TOURNÉE
Du 24 janvier au 1er février – Théâtre de la Cité internationale, Paris
Du 8 au 12 février – les Célestins, théâtre de Lyon
3 mars, Le Nouveau Relax – Scène conventionnée de Chaumont