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Arts-chipels.fr

Premier amour. Un magnifique travail d’acteur pour un texte… à la Beckett.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Peut-on voir un texte qui n’est que le long monologue immobile ou quasi d’un personnage ? Jean-Quentin Châtelain en apporte la preuve éclatante.

Un texte de Beckett, ça ne se résume pas, ou mal. Quand on aura dit qu’il s’agit de l’histoire d’un homme qui vit dans sa chambre, de peu, protégé par son père qui subvient à ses besoins ; quand on aura ajouté qu’à la mort de celui-ci, il est tout bonnement mis à la porte de la maison, qu’il squatte un banc en bordure de canal et qu’il est dérangé par une femme qui s’incruste sur son banc avant de l’entraîner chez elle et pour laquelle il se demande s’il a vraiment des sentiments – on apprendra plus tard qu'elle est une prostituée –, on n’aura pas dit grand-chose sur ce qui forme vraiment la matière du récit que son personnage livre sur la scène, face au public.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un des premiers textes écrits directement en français de Samuel Beckett

La nouvelle est publiée en 1970 mais Beckett l’avait rédigée bien avant, en 1946. Il avait fait le choix, durant la Seconde Guerre mondiale, de se battre pour la France et était entré dans la Résistance, faisant de la France le pays d’adoption où il choisira de s’installer, et où il écrira en français. Premier amour, qui emprunte son titre à Tourgueniev – lui reprend-il aussi l’idée que l’amour est une « maladie », créatrice d’un désordre organique ? – s’avance sur une double voie. Sur l’une se dessine le clochard céleste qui revient comme une ritournelle obsédante à maintes reprises dans son œuvre, cette manière presque métaphysique de recomposer la réalité en lui donnant le visage d’un Ailleurs et de l’absurdité ontologique du monde. Sur l’autre face, il s’aventure sur les terres du texte, sur les tours et détours de la langue française, ses assonances et ses jeux de mots, se risque aux rapprochements antinomiques – associant « diarrhée » et « constipation », « enterrement » et « noces » –, explore avec une jouissance iconoclaste le champ lexical de la mort et du cadavre pas toujours exquis, se gargarise de vide dans une logorrhée qui prolifère sans relâche.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un comédien habité

Avec pour seul accessoire un chapeau mou et un siège pivotant, Jean-Quentin Châtelain nous tient une heure et demie en haleine. Il bouge à peine, quelques triturations de chapeau ou déplacements de siège, souvent assis, rarement debout. Et pourtant sa présence porte. Poursuivant un monologue où les mots tournent en boucle, où la trivialité semble de mise dans un corpus où la langue quotidienne est placée sur la sellette, il les énonce avec un apparent détachement qui les rend plus présents, plus signifiants encore. Il les triture, les mâche, les malaxe, en détache les sonorités. Il les découpe comme au scalpel pour leur faire rendre gorge, leur faire déballer leur poids de sens et de sons. Un travail acharné, athlétique. « J’ai parfois, dit-il, l’impression que je passe le texte à la machine à laver. À force de le répéter, le sens nous parvient. » Âne, comme il se voit lui-même, acharné à tirer une lourde charge qui lui fait voir du pays.

Les spectateurs ne s’y trompent pas. La drôlerie est là, même si elle s’assortit d’une dimension terrible, à la mesure de l’angoisse existentielle qui nous saisit devant cette vie de rien, avec ses occasions manquées, ses loupés, sa grisaille qui ressemble si furieusement à la nôtre. Car de cette vacuité érigée au rang d’art, on ne peut que rire pour ne pas se désespérer…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Premier Amour de Samuel Beckett (éd. Minuit)

S Avec Jean-Quentin Châtelain S Mise en scène Jean-Michel Meyer S Création lumière et régie générale Thierry Capéran S Production Le K Samka. S Coproduction Théâtre Sénart, scène nationale. S Le spectacle a été initialement crée au Théâtre de Vidy-Lausanne en 1999.

Au Studio Marie Bell, Théâtre du Gymnase – 38, bd Bonne-Nouvelle – 75010 Paris

Du 28 janvier au 27 février 2022, du jeudi au samedi 19h et le dimanche à 16h

Rés. 01 42 46 79 79 www.theatredugymnase.paris

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