9 Février 2022
L’Imposteur n’est pas nécessairement celui qu’on pense… En transposant la fable dans les années 1960, Yves Beaunesne propose une vision dépoussiérée et corrosive de la pièce de Molière.
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir ». Chacun a, dans la mémoire, la première apparition de Tartuffe à l’acte III, scène 2, en plein centre de la pièce – il se sera fait attendre, tel une rock star ménageant ses effets ou un prédicateur américain prêt à faire le show devant des fidèles chauffés à blanc alors qu’il n’a été question que de lui dans tout le début. On croyait tout connaître de cette pièce analysée sous toutes ses coutures sur les bancs de l’école. Il n’empêche. La mise en scène d’Yves Beaunesne est comme une échappée belle, une nouvelle respiration qui donne à la pièce une autre couleur, plus vive et plus contrastée.
Petit retour sur l’histoire
Molière, dans cette pièce, s’attaque aux dévots, aux empêcheurs de rire en rond, aux confits qui portent atteinte à la liberté de penser au nom d’une religion étroite, rigide et castratrice. Tartuffe s’est introduit dans les bonnes grâces d’Orgon, en mal de pénitence, et s’est incrusté chez lui, au grand dam de tous ceux qui ont un peu de bon sens ou aimeraient bien qu’on les laisse vagabonder en paix. Cerise sur le gâteau, Orgon décide de faire de Tartuffe son gendre en lui donnant sa fille qui, bien entendu, aime ailleurs. Dans un élan de sacrifice et de foi, il lui fait également don de ses biens, ce dont l’autre usera et abusera en voulant le dépouiller. Heureusement, le Prince est là pour remettre le monde en ordre… C’est un peu téléphoné mais, à l’époque, Molière a besoin de la protection du Roi que la pièce, d’ailleurs, incommode fort en raison du tollé qu’elle soulève…
Du Grand Siècle aux Trente Glorieuses
Le « transport » de ce texte, sans en changer une virgule, dans les années soixante, offre l’occasion d’infléchir considérablement le regard et la manière d’analyser les personnages et leurs actions. Dans un décor assez disparate où se côtoient une table de billard, des canapés dépareillés ou un guéridon sous des lustres façon cristal, les comédiens apparaissent dans des tenues qui disent les sixties. Nous sommes dans un intérieur bourgeois – d’ailleurs la mère d’Orgon apparaît en tenue de chasse, le fusil à la main, et le pantalon fait son apparition dans les tenues féminines – pas encore teinté de design chic ou d’art pop. Quand le chat n’est pas là, les souris dansent et les plus jeunes se divertissent fort en l’absence de Tartuffe et du maître de maison… L’atmosphère est à la légèreté et Dorine, la suivante de Marianne, affiche avec tous une familiarité qui la fond dans la famille.
Dans les coulisses d’un intérieur bourgeois
Si, comme au temps de Molière, on se trouve projeté dans une famille bourgeoise, celle-ci n’appartient plus à une classe émergente, en devenir, mais en est le prolongement décadent, un modèle en fin de course et sur le déclin. La bourgeoisie n’a plus à faire la preuve de son efficience, à tenter d’asseoir son pouvoir en singeant, pourquoi pas, les valeurs et le comportement de la noblesse. Parvenue au sommet, elle se cherche une raison de vivre. Dans le raccourci de théâtre social que la famille représente – d’autant plus visible que les personnages ne quittent jamais la scène et se tiennent à l’arrière-scène, à vue, comme des acteurs dans les coulisses attendant de faire leur entrée et traînant leur oisiveté dans le théâtre comme les personnages semblent le faire dans la vie – l’effritement des valeurs est perceptible, l’ennui guette, l’attente d’autre chose est manifeste. C’est dans cette brèche que s’engouffre Tartuffe.
En paroles et musique
La musique – avec le ballet – accompagnait les spectacles créés par Molière pour le divertissement du Roi. Ici elle se fait mixte, pont entre le passé et le présent, musique à danser de la génération des yéyés et airs liturgiques admirablement menés, avec sa voix de contre-ténor, par Maximin Marchand, accompagné au clavier par Hugues Maréchal. La petite famille s’assemble pour chanter sous la conduite de Tartuffe, de la musique ancienne, symbole d’un conservatisme désuet, anachronique. Elle n’en reprend pas moins des ritournelles plus modernes, faisant cohabiter l’ancien monde avec le nouveau, comme les années soixante portaient en elles le poids du passé et l’espoir d’un avenir plus riant pour une jeunesse en pleine explosion refusant le conformisme de ses aînés.
Dorine et Tartuffe, les deux maîtres des marionnettes
On connaît l’importance chez Molière de ces personnages de valets et de soubrettes, au verbe populacier sans être tout à fait fleuri, qui portent le message du bon sens et de la logique dans un monde enfermé dans des traditions devenues anachroniques. La mise en scène fait ici de Dorine la maîtresse incontestée de la première partie de la pièce. Elle n’est plus simplement la domestique haute en couleurs au franc parler mais le personnage qui régente tout son petit monde avec un ascendant indiscuté. Elle impose silence, choisit les stratégies, se mêle de tout avec une autorité qui fait de ses maîtres des pantins qu’elle manipule. Tartuffe, à sa manière, en est le pendant. Son empire, c’est le désarroi de cette classe qui a perdu ses repères et se cherche une justification, une raison de vivre. La spiritualité austère qu’il défend ou feint de défendre, et qui va à l’encontre des valeurs matérialistes qui portent la bourgeoisie, n’en est que plus séduisante aux yeux d’Orgon qui y voit le moyen de s’acheter une conscience à bon compte. Elle l’est nettement moins aux yeux des baby-boomers de la jeune génération, de ces enfants lancés dans une société de consommation, impatients de profiter de la croissance et des opportunités qu’offre la vie.
Un Tartuffe plus complexe qu’il n’y paraît
Tartuffe est traditionnellement représenté sous la figure d’un méchant, d’un barbon hypocrite et libidineux, d’un fourbe qu’on ne peut que prendre en grippe. Yves Beaunesne en donne une vision moins univoque. Son Tartuffe, loin d’être vieux et repoussant, est un jeune homme, qui pourrait aussi bien être le pur produit de notre société postmoderne, avide de retour vers l’essentiel, se jetant dans une « nouvelle » spiritualité et dans la décroissance avec un excès inverse du modèle social dominant. On pourrait, si on voulait, y reconnaître aussi un anarchiste cynique pour qui tous les moyens de mettre à bas l’ancienne société sont bons à prendre. Mais il est aussi le naïf amoureux qui se laissera prendre au jeu de la tromperie qu’il a prise pour règle. Là où Molière, très clairement, se livre à une dénonciation, Beaunesne, lui, ouvre la porte à une polysémie qui ne juge pas mais interroge notre société, ici et maintenant.
Le fait du prince
La conclusion qu’apporte Molière à la pièce apparaît comme artificielle. Orgon, qui s’est dépouillé de ses biens au profit de Tartuffe qui le chasse de chez lui, ne doit son salut qu’à la grandeur et à l’attachement à l’honnêteté du Prince qui le rétablit dans ses biens et condamne Tartuffe. Elle vaut ici pour ce qu’elle est : des « aménagements » que Molière impose à la pièce en affirmant que seuls les faux dévots sont en cause et qu’heureusement la monarchie est là pour jouer les redresseurs de tort. Mais le fait du prince rappelle aussi d’étranges souvenirs de gouvernement régalien, justement dans les années 1960… Ces arguments apparaissent, à nos yeux d’aujourd’hui, dans leur inanité : plaqués, comme un couplet inévitable, une antienne destinée à éviter à Molière des ennuis prévisibles et à tempérer la noirceur de son intrigue. Car c’est une pièce au vitriol que l’auteur commet. Il dépeint une société qui craque de partout, part en déconfiture, où toutes les valeurs sont sens dessus-dessous, et où il n’existe pas de « bonne » voie. Un portrait bien sombre et lourd pour une comédie – et on rit beaucoup !
Loin de nous ramener à hier, la mise en scène d’Yves Beaunesne vient nous rappeler que la pérennité de la pièce tient aussi à ce que cette peinture d’une société malade de ses radicalismes et de ses addictions n’est pas l’apanage du XVIIe siècle. « Déplacer les œuvres du répertoire, revendique-t-il, en les plongeant dans l’eau glacée d’un moment historique précis permet, comme pour les œufs, de se rendre compte de leur fraîcheur éternelle et irrépressible. » Dont acte pour cet Imposteur dont l’imposture est de tous les temps.
Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière
S Mise en scène – Yves Beaunesne S Avec - Nicolas Avinée (Tartuffe), Noémie Gantier (Elmire, épouse d’Orgon), Jean-Michel Balthazar (Orgon), Vincent Minne (Cléante, frère d’Elmire), Johanna Bonnet (Dorine, suivante de Mariane), Léonard Berthet-Rivière (Damis, fils d’Orgon), Victoria Lewuillon (Mariane, fille d’Orgon), Benjamin Gazzeri-Guillet (Valère, amant de Mariane), Maria-Leena Junker (Madame Pernelle, mère d’Orgon), Maximin Marchand (M. Loyal et un exempt) S Claviers - Hughes Maréchal S Dramaturgie - Marion Bernède S Scénographie - Damien Caille-Perret S Lumières – César Godefroy S Création musicale - Camille Rocailleux S Création costumes - Jean-Daniel Vuillermoz S Assistantes à la mise en scène - Pauline Buffet et Louise d’Ostuni S Chef de chant - Hughes Maréchal S Chorégraphie des combats - Émilie Guillaume S Création maquillages, coiffures – Marie Messien S Direction technique et régisseur son - Olivier Pot S Régisseur plateau - Éric Capuano S Régisseur lumières - Karl-Ludwig Francisco S Habilleuse - Catherine Benard S Production Compagnie Yves Beaunesne S Coproductions Le Théâtre de Liège, les Théâtres de la ville de Luxembourg, Le Meta Centre dramatique national de Poitiers-Nouvelle Aquitaine, le Théâtre Montansier, la Scène nationale d’Albi, le Théâtre de Nîmes, Théâtre Molière Sète, scène nationale archipel de Thau, L’Azimut – Antony/Châtenay-Malabry. S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National. S Créé au Théâtre de Liège du 13 au 19 janvier 2022 et présenté au Théâtre Montansier à Versailles du 26 janvier au 6 février 2022.
TOURNÉE
10 février 2022 : Centre des Bords de Marne Le Perreux
16, 17 février : L’Azimut à Châtenay-Malabry
7, 8 mars : Scène Nationale d’Albi
18 mars : Théâtre Alexandre Dumas Saint-Germain-en-Laye
22 mars : Théâtre la Colonne à Miramas
29 mars : Théâtre l’Olympia à Arcachon
1er avril : Théâtre de Suresnes Jean Vilar
2 avril : Théâtre Jean Arp Clamart
5 avril : Scène nationale du Grand Narbonne
7,8 avril : Théâtre Molière Sète Scène Nationale Archipel de Thau
12,13,14 avril : Théâtre de Nîmes
20,21,22 avril : Théâtres de la ville de Luxembourg
3, 4, 5, 6, 7 mai : Théâtre du Jeu de Paume Aix-en-Provence
10 mai : Équinoxe-scène nationale de Châteauroux
13 mai : L’Arsenal-Val de Reuil
16, 17 février : L’Azimut à Châtenay-Malabry
7, 8 mars : Scène Nationale d’Albi
18 mars : Théâtre Alexandre Dumas Saint-Germain-en-Laye
22 mars : Théâtre la Colonne à Miramas
29 mars : Théâtre l’Olympia à Arcachon
1er avril : Théâtre de Suresnes Jean Vilar
2 avril : Théâtre Jean Arp Clamart
5 avril : Scène nationale du Grand Narbonne
7,8 avril : Théâtre Molière Sète Scène Nationale Archipel de Thau
12,13,14 avril : Théâtre de Nîmes
20,21,22 avril : Théâtres de la ville de Luxembourg
3, 4, 5, 6, 7 mai : Théâtre du Jeu de Paume Aix-en-Provence
10 mai : Équinoxe-scène nationale de Châteauroux
13 mai : L’Arsenal-Val de Reuil