17 Février 2022
Cette histoire de peaux multiples qu’on endosse et effeuille au travers d’un polar humoristique et décalé ouvre sur un chemin philosophique où s’interrogent l’essence et l’existence et la question de l’identité.
Sur scène, un bric-à-brac d’objets insolites forme comme un tableau surréaliste. Dans le fond, une colonne dorique rafistolée évoque des thermes tandis que sur des téléprompteurs défilent les indications de lieu, de temps et d’action. Nous sommes dans un centre de thalassothérapie et un homme vient d’être assassiné, à 18h20 très précisément. Une femme âgée apparaît sur scène. Elle a l’accent allemand et mêle ses commentaires, adressés au public, d’expressions allemandes. Angela Merkel a mal au genou, mais l’empathie n'existe pas, tout le monde s’en fout. Cela ne l’empêche pas de poursuivre. Sa carrière, c’est un amas de rochers (de polystyrène) qu’elle porte sur la tête, Atlas moderne traînant sa punition sur le haut de son crâne. Elle les garde en équilibre tandis qu’elle se lance dans des considérations sur un chemin qui n’existe pas tant qu’on ne l’a pas pris.
Le périmètre de Denver, entre physique quantique et philosophie
L’une après l’autre, la vieille femme ôte les pièces de son vêtement sous lesquelles apparaissent d’autres pièces de vêtements qui masquent de nouvelles pièces de vêtements. Du pantalon on passe au short et de la tunique au top, on élimine au passage médailles militaires ou badges d’identification et les pièces se réduisent jusqu’à n’être plus rien et aboutir à la nudité. C’est le moment où sous le masque en silicone apparaît un visage de chair et d’os. Cette altération du rapport à l’identité et à la réalité se trouvera exploré et accentué au fil de l’apparition des différents coupables potentiels du meurtre qui a été commis. La comédienne revêtira, parfois à vue, des personnalités successives, s’affublant ici d’un faux ventre, là d’un fessier rebondi, ici d’une blouse de personnel soignant, là d’une sortie de bain de client, avec à chaque fois un masque qu’elle déposera, avec ses accessoires, dans l’espace. De ce no man’s land entre des réalités émergent une confusion, un espace d’incertitude créé par le mensonge ou l’élusion. C’est le concept du « périmètre de Denver », qui flirte avec la physique quantique. Une perte de repères dans une temporalité erratique marquée par des prompteurs en folie.
Du canular à la performance
Ce polar réjouissant qui singe les scènes de crime en accumulant les indices présumés, dûment numérotés, sur le devant de la scène n’hésite pas à charger la barque en ajoutant, pour faire bonne mesure, le poison et l'iPad au coup de pistolet. Teinté de nonsense, il dénonce les procédés de l’histoire policière en introduisant une voix off qui dirige les entrées des personnages. Les valises volent, les coulures de café empoisonné sont figées sur le bord de la tasse, les plateaux-repas sortent tout dressés, fleurs comprises, d’un cube qui deviendra poubelle sur des rythmes toniques qui n’hésitent pas à emprunter au hip hop. Vimala Pons endosse tour à tour la personnalité de la victime, d'un hydrothérapeute, d'un assureur, d'une retraitée et d'un chef de la sécurité dépassé par les événements. Elle ne s’y livre pas seulement à un époustouflant travail de comédienne seule en scène, changeant de voix, d’accent, de gestuelle et de posture comme de peau, elle se livre à un étonnant travail d’équilibrisme, avec toujours plus gros, toujours plus massif, ajoutant la performance circassienne au travail de l’acteur, maintenant en équilibre sur sa tête un escalier, une table, une voiture… Entre des mondes, entre des personnages, entre des peaux, elle est la singularité et l’ensemble, l’unique et le pluriel à la fois.
Au pied de la lettre
Aux considérations annexes sur le temps qui s’écoule et sur les usures qu’il engendre, s’ajoutent la philosophie sous-jacente au périmètre de Denver, où tout est exact mais rien n’est vrai, où l’on ne pense rien du tout sur rien, où nous passons nos vies à oublier nos vies et où les hommes s’acharnent à se créer des complications pour faire des choses simples. Dans ce monde sens dessus-dessous, exploser sa carrière revient à exploser les pierres qu’on porte sur sa tête, les accumulations qu’on enferme dans sa conscience ont la matérialité d’un amoncellement de cartons qui déversent leur contenu trop longtemps retenu et déplacer une réunion consiste à trimballer la table d’où des intervenants gonflables tombent quand ils décrochent… Sens littéral et sens métaphorique, mis sur le même niveau, se télescopent. Et s’il venait l’envie de rééquilibrer le réel, mieux vaut y renoncer. On ne peut que se laisser entraîner dans ce joyeux délire non exempt d’une vision quelque peu désabusée du monde.
Le Périmètre de Denver
S Conception, réalisation, texte et création sonore Vimala Pons S Collaboration artistique Tsirihaka Harrivel S Direction de production, diffusion et assistanat artistique Adeline Ferrante S Administration de compagnie Alice Couzelas S Attachée de production Pénélope De La Iglesia S Régie générale Benjamin Bertrand S Création et régie son Anaëlle Marsollier, Annabelle Maillard S Régie lumière et vidéo Alex Hardellet, Arnaud Pierrel S Habilleuses Mélanie Leprince, Anaïs Parola S Création costumes Marie La Rocca, Anne Tesson, Rémy Ledudal S Construction des objets Charlotte Wallet, Olivier Boisson, Atelier de Nanterre-Amandiers, CDN S Collaboration SFX, fabrication des prothèses l’Atelier 69 et Elise Lahouassa S Collaboration scénographie Marion Flament et Jimme Cloo (Bigtime Studio) S Conception des systèmes électro et vidéos Alex Hardellet, Charles Sadoul Collaboration dispositif lumière Sylvain Verdet S Collaboration informatique musicale Ircam Robin Meier S Artificier Marc Chevillon, Benjamin Bertrand S Production Victoire Chose S Coproduction Nanterre-Amandiers, centre dramatique national ; 2 Pôles Cirque en Normandie • La Brèche, Cherbourg • Cirque Théâtre, Elbeuf ; Lieu Unique, Nantes ; CDN Orléans / Centre-Val de Loire ; Bonlieu, Scène nationale d’Annecy ; Le TAP, Poitiers ; La Coursive, Scène nationale de La Rochelle ; MC2: Maison de la Culture de Grenoble ; Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry ; Le Centquatre-Paris ; Les Spectacles vivants - Centre Pompidou, Paris ; Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles ; Ircam-Centre Pompidou ; Les Subsistances, Laboratoire de création artistique, Lyon S Aides Ministère de la Culture, Direction Générale de la Création Artistique — DRAC Île-de-France
Du 16 au 26 février à 20h30
Au Centquatre – 5, rue Curial – 75019 Paris
Rés. 01 53 35 50 00 www.104.fr
22-24 mars 2022 – Lieu Unique, Nantes