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Arts-chipels.fr

L’Augmentation. Le grand jeu des petits pas, version Perec…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

L’aura-t-il, l’aura-t-il pas, cette augmentation de salaire qu’il appelle de ses vœux et qu’il réclame, à son chef de service, naturellement ? Mais demander n’est pas aussi naturel qu’il y paraît… Quand cet argument se mêle à un exercice de style époustouflant, bien dans la manière de Perec, et à une interprétation quelque peu vitriolée, le spectacle est tout simplement hilarant.

Un homme et une femme sont assis côte à côte. Elle, tailleur gris très strict, lui, cravaté, engoncé dans un veston trop serré. Coincés, empruntés, l’un et autre. Les mains posées à plat sur la table devant eux, immobiles. Tous les deux. Il a l’intention de demander une augmentation. Ils s’interrogent. Le chef, là ou pas là ? S’il est là, je frappe ou je ne frappe pas ? S’il n’est pas là, je pars ou j’erre alentour en m’imposant dans le bureau de la secrétaire ? On peut continuer ainsi sur la voie des « Là ou pas là ? Puis-je réellement le faire, ou pas ? » Comme au ping-pong, l’homme et la femme se renvoient la balle à force de « si », de « supposons que » et de « ou bien », avançant pas à pas sur la longue route des suppositions et des supputations.

L’augmentation n’est pas toujours celle qu’on pense

Si le thème – l’augmentation – est donné d’emblée, en ouvrir la boîte débouche sur des variations sans fin issues de ce seul titre. Car il ne s’agit pas seulement d’un accroissement de salaire que l’employé briguera avec une belle obstination tout au long de la pièce. L’augmentation renvoie à la figure de rhétorique qui consiste à empiler des séries d’arguments pour emporter la conviction. Sur son principe fonctionnent aussi des jeux mathématiques du type de la Tour de Hanoi où l’on déplace des disques sur plusieurs axes pour parvenir à les empiler de bas en haut par diamètre décroissant. Dès le départ, l’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation n’est pas seulement là où on l’attend. Perec brouille les cartes. Les quarante-neuf séquences qui suivront la séquence initiale forment une suite et des variations d’une même figure imposée qui passe par une proposition, une alternative, une hypothèse positive, une négative, un choix et une conclusion. Six « personnages » qu’Anne-Laure Liégeois fait reposer sur le jeu des deux acteurs qui se renvoient la balle.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Des personnages à géométrie variable

Lorsque la première séquence comportant le cycle entier s’achève, la situation reste encadrée, elle se résume à un dialogue cocasse, un peu absurde, qui pourrait associer deux collègues de bureau, tantôt complices et tantôt adversaires. Mais voici que la machine dérape. Si la séquence suivante semble reprendre à l’identique ou quasi, celle du début, on s’aperçoit bien vite qu’un changement s’est introduit, s'est glissé subrepticement. Le rythme s’accélère, le jeu est devenu plus complexe. Non seulement l’homme et la femme vont inverser leurs rôles, mais ils vont faire entrer le personnage central, objet de leurs tergiversations et supputations, le chef de service, brique ajoutée aux précédentes, qui est maintenant dans son bureau et accueille le demandeur. Suivront les variations sur le mode d’accueil, les formulations de la demande et les différentes manières de les refuser. Un petit coup d’accélérateur de plus et c’est le débridement. Le vocabulaire dérape, le langage choisi se mâtine d’expressions populaires, la rigidité initiale cède la place à un relâchement de plus en plus accentué.

Dans les méandres de l’espace-temps

Mais voici que non content d’explorer les hypothèses qui lient les personnages, Perec ajoute une nouvelle règle à mesure que revient la rengaine de la situation : le facteur temps. Mademoiselle Yolande, la secrétaire, se marie, donne naissance à des enfants, devient veuve et finit à l’hospice. Les personnages, qui réitèrent obstinément leur demande, vieillissent, croupissent, dévissent, se rapetissent. Et la médaille du travail qui les rend si fiers ne leur vaut qu’un endettement supplémentaire pour en assurer la célébration. Mais la machine continue d’avancer en dépit des blocages, des ratés et des essoufflements. Car après chaque tentative soldée par un échec, il reste l’espoir. À la défaite de plus en plus marquée des employés répond la croissance de plus en plus galopante de la société. Vague petite entreprise, elle grossit jusqu’à devenir consortium tentaculaire. Elle prend de l’ampleur dans un mouvement inexorable exactement inverse des perspectives qu’elle offre à ceux qui se racornissent sous elle.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Quand le jeu devient comédie humaine

On aurait tort de croire que la mécanique qui préside aux destinées de l’Augmentation entrave la création de l’objet théâtral. L’inexistence des personnages, ramenés à des figures schématiques, n’en donne pas moins lieu à un jeu d’autant plus drôle qu’il se déroule sur un plateau ramené à une bande étroite. Enfermés dans cet espace dont ils ne peuvent sortir et condamnés à rejouer sans cesse la même scène, les comédiens nous en font voir la peau retournée, les nuances et les ressorts cachés avec un entrain iconoclaste qui réjouit le cœur. Les développements distanciés qu’introduit Perec sur le glossaire de la gestion des entreprises ou sur celui, bien huilé, des « ressources » humaines sont d’une cocasserie insigne. Et on préfère ça, ce dérèglement progressif de la « normalité » et cet humour férocement vengeur mais juste à ce qui pourrait être, vu sur son revers, le drame d’individus écrabouillés par la société sans espoir de salut. Au pays de l’absurde, il vaut mieux rire de tout qu’être obligé d’en pleurer.

L’Augmentation ou « comment, quelles que soient les conditions sanitaires, psychologiques, climatiques, économiques ou autres, mettre le maximum de chances de son côté en demandant à votre chef de service un réajustement de votre salaire ». Texte de Georges Perec (éd. Hachette Littérature)

S Mise en scène Anne-Laure Liégeois S Avec Olivier Dutilloy, Anne Girouard S Création lumière Guillaume Tesson S Costumes Séverine Thiébault S Assistanat à la mise en scène Camille Kolsk S Administration, diffusion Mathilde Priolet S Production Le Festin – Compagnie Anne-Laure Liégeois S Coproduction Le Volcan – Scène nationale du Havre / Le Cratère – Scène nationale d’Alès / Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production / Théâtre de l'Union –  CDN du Limousin / Théâtre 71 – Scène nationale de Malakoff / Les Trois Théâtres – Scène conventionnée de Châtellerault S Avec l’aide à la création de la SPEDIDAM

3 > 21 janvier 2023 - Théâtre 14 - 20 avenue Marc Sangnier 75014 Paris  www.theatre14.fr  Rés. 01 45 45 49 77

26 & 27 janvier 2023 M3Q, CDN Poitiers  - 21h - dans le cadre des Rencontres d'hiver

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