15 Février 2022
Une délicieuse et truculente évocation de l’un des inventeurs majeurs de la langue française, servie par deux comédiens en folie…
Un décor réduit à l’essentiel : table et chaises sans apprêt. Dans un coin, un carafon et des verres. L’homme de la Dive Bouteille ne nage pas dans le luxe. Et ses ennuis ne font que commencer… L’homme qui entre a tout du corbeau. Noir et agressif. C’est un docteur en théologie de la Sorbonne. Il vient menacer Rabelais d’interrompre, toutes affaires cessantes, ses attaques contre la Sorbonne et de cesser de publier des écrits hérétiques et obscènes. Et même si Rabelais s’est caché sous l’anagramme d’Alcofribas Nasier pour publier Pantagruel, parodiant un recueil de récits populaires burlesques eux-mêmes parodie de la geste arthurienne, les Grandes et inestimables chroniques du grant et enorme geant Gargantua, son identité est connue. En l’an de grâce 1534, le succès a été tel qu’une nouvelle édition a été publiée et Rabelais y a accentué le portrait-charge de la Sorbonne et de ses docteurs… Au même moment, Gargantua a vu le jour. C’est, truculence et excès inclus, le vibrant plaidoyer pour une culture humaniste libre et ouverte, débarrassée de l’enseignement sorbonnard… En 1545, il a obtenu du Roi un Privilège de dix ans pour publier librement ses livres et se croit à l’abri alors que le Tiers Livre est chez l’imprimeur – sous son propre nom… Mais est-il vraiment protégé ?
Un personnage hors norme
À travers quelques moments de la vie de Rabelais, la pièce évoque le personnage en même temps que ses démêlés avec l’autorité et son œuvre. Au théologien de la Sorbonne succèderont un ami médecin de Rabelais, prétexte à évoquer la carrière médicale remarquable qu’il eut, et le cardinal Jean Du Bellay dont il fut le médecin et qu’il accompagnera à Rome, en partie pour le protéger contre les attaques incessantes de ses détracteurs. Elle dépeint un homme volontiers caustique, rigolard et amateur des plaisirs de la vie, ni plus ni moins courageux que d’autres mais cependant acharné chaque fois, malgré les aménagements qu’il apporte à son œuvre au fil des rééditions pour se concilier les bonnes grâces du souverain et éviter les graves ennuis qui le guettent, à ne pas renoncer à ses convictions. Si les « Sorbonnards » deviennent « sophistes », il n’en fustige pas moins l’étroitesse d’esprit et le rigorisme, s’attaque, en prônant un retour au message d’une Écriture issue du texte original, au pouvoir catholique.
Portrait d’un homme qui n’a pas souvent dormi tranquille
Pour cette intransigeance, Rabelais sera toute sa vie un homme en fuite. De franciscain, où on lui retire ses livres de grec sur ordre de la Sorbonne et où on lui interdit l’étude de l’Écriture dans les textes originaux, il passe aux bénédictins, plus ouverts et tolérants, avant de prendre l’habit séculier. C’est loin de Paris, à Lyon, que le médecin formé à Montpellier trouve refuge. Il se met à l’abri à Rome après la publication de Pantagruel avant d’obtenir du pape l’absolution pour avoir quitté le froc bénédictin. Il n’en est pas quitte pour autant car la vindicte de la Sorbonne ne le lâche pas. Il s’exile à Metz après la publication du Tiers Livre avant de revenir à Paris, sous la protection d’Henri II. Mais ses ennuis ne cesseront pas pour autant. Le Quart Livre sera condamné par le Parlement. Rabelais mourra un an après, en 1553… La pièce dessine l’image d’un homme fatigué, atteint par la condamnation pour hérésie de l’écrivain et imprimeur Étienne Dolet, brûlé publiquement place Maubert, que viennent visiter à la fin de sa vie, en un cauchemar obsédant, les fantômes qui ont pourri sa vie. Philippe Bertin incarne tout en nuances le personnage de Rabelais avec une conviction non exempte de drôlerie et d’humour tandis que Michel Laliberté se fait caméléon incarnant tous les rôles, y compris celui de Marguerite de Navarre, avec une verdeur réjouissante et salutaire.
Un message moderne dans le fond comme dans la forme
Au-delà de cette fresque réussie de la vie de François Rabelais jouée par deux empêcheurs de danser en rond et trouble-fête farceurs, on reste saisi par la modernité de l’œuvre et des valeurs défendues par Rabelais. À la Renaissance, au moment où le français est institué langue officielle des actes d’administration et de justice (Ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539), l’exploration de la langue est modernité. S’il présente le rire comme le propre de l’homme contre les mines grises et racornies et oppose Platon à Aristote, s’il encense le vin et la bonne chère, Rabelais, explorateur des mots à nul autre pareil, puise sa verve dans le langage populaire et l'explore avec une faconde infatigable et un plaisir gourmand dont le spectacle rend toute la saveur. Mais ce n’est pas qu’une affaire de mots. Le savoir et la liberté de penser sont au cœur de cette adhésion aux valeurs humanistes. Contre les docteurs de l’Église, Rabelais prône la connaissance des langues anciennes, le grec, l’hébreu et l’arabe, pour lire les textes dans leur langue d’origine, revenir à la source. Face à la répression qui suit le placardage clandestin d’un texte anticatholique devant la porte même du roi (Affaire des Placards, octobre 1534), il se fait apôtre de la tolérance. Il défend, au travers des pratiques de l’abbaye de Thélème, une éducation du corps et de l’esprit, l’enseignement des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique face au trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) discursif. Et s’il recommande la cosmologie, il écarte l’astrologie comme « abus et vanités ». Une pierre dans le jardin des prophètes en tout genre qui pullulent telles mauvaises herbes et un appel au bon sens et à raison garder. Rappel salutaire dans notre époque où se multiplient les faux savoirs véhiculés par les réseaux sociaux et où la croyance remplace parfois la connaissance, ce spectacle vient à point nommé nous rappeler que le populaire et le savant ont à voir ensemble et que l'esprit critique, la tolérance et la curiosité sont les aiguillons du bien vivre en société.
François Rabelais, portrait d’un homme qui n’a pas souvent dormi tranquille
S Une pièce de Philippe Sabres & Jean-Pierre Andréani S Mise en scène Jean-Pierre Andréani S Avec Philippe Bertin & Michel Laliberté S Essaïon Productions
Du 21 janvier au 4 avril 2022 / vendredi, samedi 19h15
Du 10 mars au 2 avril 2022 / jeudi 19h15
Au Théâtre Essaïon (6 rue Pierre au Lard, 75004 Paris)
Réservations et infos 01 42 78 46 42 et sur www.essaion.com
Et du 7 au 30 juillet 2022 / 13h20 au Théâtre Essaïon-Avignon