27 Février 2022
Chant, musique, danse et théâtre participent de ce récit onirique qui mêle créatures fabuleuses, hommes et animaux dans une fiction où le sel est celui de la vie.
Dans le noir une voix s’élève tandis que se dévoile un décor de blocs en forme de cristaux. La voix chante. Elle alterne graves aux aigus. Ce qu’elle chante, on ne le comprend pas. Peut-être une langue très vieille, ou une mélopée africaine, ou encore l’un de ces chants qu’on imaginerait chez les Yanomamis, là-bas, sur l’Amazone, dans le lointain Brésil. Peu à peu apparaît un être étrange. C’est de lui que sortent ces étranges modulations. Il se déplace jambes ouvertes et pliées à la manière d’un batracien. Peu à peu sa silhouette émerge de l’ombre. Il porte sur la tête un masque pourvu de tentacules et sur le dos deux ailettes qui rappellent la queue de l’hippocampe. Car la fable qui nous est racontée est une histoire de bord de mer, et plus particulièrement, de sel.
Il était une fois…
Un paludier vivait au bord de l’eau. Il ramassait le sel qui nourrissait l’ensemble de la création. La famille tout entière, composée de sa femme et de sa fille, vivait de son travail. Mais voici que la pluie s’invite. Pas une petite pluie, pas quelques gouttes, mais un déversement sans fin, un véritable déluge. Elle tombe, elle tombe, la pluie, elle tombe sans discontinuer et fait fondre le sel, privant le paludier de son travail et l’humanité d’une substance qui lui est essentielle. Au matin, la mère a mystérieusement disparu et la petite fille se retrouve triste et solitaire. Coulent ses larmes au pied d’un séquoia. Elles coulent, elles coulent sans discontinuer et la petite fille n’est bientôt plus que larmes qui s’insinuent entre les racines de l’arbre, grossissent, grossissent, grossissent encore jusqu’à reformer un sel de la terre qui émerge et s’élance vers le ciel.
Entre langue inventée et récit
L’interprète, qui est aussi l’auteur et le compositeur de ce conte onirique, mêle tout au long du spectacle les éléments du récit, racontés en français, et cette langue venue d’ailleurs qui fait partie de sa mythologie propre : le klokobetz. Car dès l’adolescence, il s’est inventé un pays imaginaire, le Klokochazia, d’où il serait issu, pays refuge pour l’adolescent timide qu’il était. Un monde parallèle qu’il développe depuis quinze ans, dont il est le roi, où il est à l’abri et dont il tient tous les fils. Lui seul en parle la langue et bientôt elle déborde du seul cadre mental pour prendre pied dans le réel et s’imposer dans la vie. Dans ce spectacle qui met sur le même pied une langue et l’autre, on s’installe aisément et d’emblée dans cet univers qui mêle le connu et l’inconnu, le réel et l’imaginaire.
Un monde de sons, de voix et de musique
La parole, dans ce pays de nulle part et de partout, devient partie d’un ensemble dans lequel la voix, la musique et le mouvement du corps jouent à armes égales. Nosfell, qui porte le texte et joue tous les personnages, a pour lui une voix incomparable, unique. Il passe du soprano à la basse avec une aisance confondante, évoque aussi bien la voix grave du paludier que le filet menu de la petite fille ou les cris d’animaux qui émaillent le quotidien – le miaulement du chat, l’aboiement du chien, le croassement du corbeau, le chant des oiseaux, le béguètement de la chèvre, le bêlement du mouton, le hennissement du cheval, mais aussi le cri du singe, toutes ces bêtes de la création qui viennent s’abreuver aux eaux devenues douces et « boivent la fin du monde » sur des berges « gorgées de haine » dans ce décor mobile et animé que la lumière transforme. Il pousse même la performance vocale à ses limites en utilisant le crescendo et le decrescendo entre grave et aigu dans un mouvement continu et athlétique pour la voix. D’une grande richesse harmonique et stylistique, la musique joue sa partition, portée par le piano, les cordes ou l’orchestre. Cristalline dans l’évocation du monde salin, portée par des sons électroniques, elle se teinte de jazz lorsqu’elle évoque le couple de paludiers, ou se dramatise en associant cordes et orchestre dans l’évocation du monde sans sel.
Le corps, avec la musique
Le corps tout entier est engagé dans cette exploration aux limites des capacités humaines. Le visage grimace, s’étonne et se rit. Les épaules et le cou sont rendus à leur autonomie, à leur fonctionnement propre. Le corps ondule, se dresse sur ses ergots, se déplace à petits pas précieux et fait des mines, alterne le mouvement lent et continu avec la rupture et le geste arrêté. Nosfell joue des mouvements des mains à la manière des danseuses balinaises dont l’écartement des doigts et la position sans cesse mouvante contient une histoire en soi, il reprend l’ancrage dans le sol qui caractérise les déplacements latéraux de ces danses extrême-orientales. Il est liquide, comme le milieu dans lequel l’être mi-elfe mi-lutin évolue, aérien et farceur quand il joue à se dissimuler derrière les cristaux de sel, léger quand il se conjugue au féminin, plus pesant quand il évoque la tâche harassante du paludier. Il se transforme au fil des personnages et de l’évolution de l’histoire, en symbiose avec la musique et le chant qu’il porte, et nous entraîne dans ce spectacle total qui allie performance, théâtre, danse et chant. Point n’est besoin ici de plaquer une grille d’interprétation ou une raison raisonnante. Il suffit simplement se laisser porter par cet oratorio vibrant de sensibilité, fascinant et hors du commun.
Cristaux
S Écriture et interprétation Nosfell S Chorégraphie Nosfell, Clémence Galliard & Eric Martin S Dramaturgie Tünde Deak S Musique Nosfell & Julien Perraudeau S Conception scénographie Nadia Lauro S Réalisation scénographie Mickaël Leblond, Marie Maresca, Charlotte Wallet, Olivier Boisson S Création costume Eric Martin S Confection costume François Blaizot S Design graphique Jérémy Barrault S Regard chorégraphique Linda Hayford S Création lumière Chloé Bouju S Création son Nicolas Delbart S À partir de 7 ans S Production déléguée Les Indépendances S Coproductions Collectif FAIR-E – Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne (C.C.N.R.B), L’échangeur – CDCN Hauts-de-France, Théâtre de la Ville - Paris, Théâtre National de Bretagne – Rennes, La Filature – Scène nationale de Mulhouse, JM France, L’Éclat - Théâtre de Pont-Audemer, ICI – CCN Montpellier Occitanie / Pyrénées Méditerranée, MA scène nationale – Pays de Montbéliard, Théâtre des Quatre Saisons, Gradignan - Scène Conventionnée d'intérêt national « Art et Création ». Soutien DRAC Île-de-France dans le cadre de l’aide au projet S Résidence à ICI – CCN Montpellier Occitanie / Pyrénées Méditerranée, La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne, Théâtre Paul Éluard (TPE) – Bezons, L’échangeur – CDCN Hauts-de-France, Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne (C.C.N.R.B), MA scène nationale – Pays de Montbéliard. S Création le 7 octobre 2021 au Théâtre de l’échangeur CDCN – Hauts-de-France à Château-Thierry dans le cadre du festival C’est Comme Ça !
Théâtre de la Ville- Espace Cardin-Studio
26 février - 3 mars sam. 26 à 15h, lun. 28 et mar. 1er à 9h, mer. 2 & jeu. 3 à 15h & 19h
Rés. 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com
TOURNÉE
17 & 18 mars Bonlieu, Scène nationale, Annecy
24 au 26 mars MA Scène nationale, Montbéliard
1er avril Espace culturel du Château des Rochers, Nogent-sur-Oise
26 avril Théâtre l'éclat, Pont-Audemer