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Arts-chipels.fr

Petite. Dans les boucles d’un enfer psychanalytique

© Damien Guillaume

© Damien Guillaume

Dans ce spectacle énigmatique d’un paysage mental, matérialisé sur scène, qui lie deux sœurs dans un délire inextricable, théâtre et chorégraphie des corps sont intimement mêlés pour une expérience de plongée sans filet dans la violence de l’enfermement. Fascinant et fort.

Deux corps sont étroitement imbriqués l’un dans l’autre dans un décor de cartons qui encombre l’espace. Elles sont si intimement liées qu’elles s’enroulent l’une dans l’autre, se lovent l’une contre l’autre, pénètrent l’une dans l’autre, se mêlent au point qu’on ne saurait reconnaître à qui appartient ce bras ou cette jambe dans le bloc lentement mouvant qu’elles développent à l’avant-scène. Elles sont deux sœurs dont on ne connaîtra pas le nom. La Grande et la Petite, même si l’on apprendra plus tard qu’il y avait, avant, une troisième, une Grande plus grande…

© Damien Guillaume

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Un monde clos sur lui-même

À l’intérieur de cet univers de boîtes que la Petite recompose à l’infini dans une série de figures qui érigent des murs, créent des interstices par où se glissent des mains ou un visage, forment des cellules enveloppantes, des praticables sur lesquels elles se déplacent, des obstacles à franchir ou d'éphémères piliers qui laissent parfois sortir de terribles paroles, elles errent, comme dans un labyrinthe dont elles ne peuvent s’extraire. Si la Petite y évolue comme un poisson dans l’eau, manipulant sans trêve et avec une obstination sans faille l’édification d’un univers dont elle maîtrise les éléments, la plus âgée des deux, elle, aimerait sortir, découvrir comment c’est dehors, se confronter au réel. Bientôt une porte s’ouvre, rectangle de lumière vive de l’Ailleurs. La plus grande des deux sœurs la franchira-t-elle ?

© Damien Guillaume

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Le troisième larron, un personnage énigmatique

C’est alors qu’apparaît un troisième personnage. Contrairement aux deux sœurs, il a un nom : Thomas – est-ce une référence au saint qui refusait de croire aux miracles ? Il semble comme en visite dans les lieux, identifie ce qui fut avant l’enchevêtrement de boîtes – ici un lit, là une horloge qui sonnait tous les quarts d’heure, peut-être aussi un rocking-chair. Ce qu’il vient faire ici, nul ne le sait. Qui est-il, on ne le sait pas plus. Est-il ange ou homme ? Être de chair ou fantasme ? Si la Petite l’intègre dans son univers et se livre avec lui à une très belle chorégraphie amoureuse qui les lie par les lèvres, la plus grande résiste, en dépit des injonctions de sa sœur, à cette apparition du Désir.

© Damien Guillaume

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Une performance qui engage la vie même

Elles se démènent, se débattent et s’opposent, ces deux sœurs, lancées à pleine vitesse et à pleine énergie dans une course contre la montre dont l’objectif reste énigmatique. Enfermer, en sortir, s’en sortir, être libre peut-être. Entre ces pôles, une gestuelle de l’urgence. Monter, démonter, déplacer, reconstruire, empiler, barrer la route, enclore, emprisonner, abriter, protéger, créer des corridors ou les fermer, élever ou ramener à terre, autant de gestes incessamment recommencés par la Petite pour préserver par la force son univers. Résister, apostropher, frapper, courir, se heurter, se révolter, s’opposer jusqu’à la dénaturation du mouvement, la saccade incontrôlée et la désobéissance du corps qui voudrait bien mais ne peut pas et qui ne franchit pas la porte, pourtant restée grande ouverte, autant de réponses de la sœur plus âgée. Dans cet univers clos, elles sont comme des insectes pris au piège d’une situation dont elles ne peuvent se dépêtrer.

© Damien Guillaume

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« D’après toi, qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté ? » Dans la forêt touffue des interprétations possibles

Les deux figures féminines sont-elles deux des faces d’une troisième, cette grande sœur dont elles déplorent le départ ? celle qui a franchi la porte ? Correspondent-elles aux différents états de conscience qu’identifient les psychanalystes ? Renvoient-elles à différents âges d’un même personnage, la Petite correspondant à l’enfance, la médiane à celle de l’adolescence et la plus grande à celle qui s’est extraite du cocon familial pour passer à l’âge adulte ? Le personnage de Thomas incarne-t-il la relation de ces trois avatars féminins avec le désir ? Ou bien s’agirait-il, comme dans un jeu qui s’apparenterait au théâtre de l’absurde, d’exprimer notre impossibilité parfois de vivre dans le réel, ou peut-être d’une parabole sur l’angoisse que génère aujourd’hui notre rapport au monde ? Dans la multiplicité des réponses et des interprétations possibles, chacun vient y mettre son empreinte, des fragments de son expérience de la vie et des autres, un peu de son Moi. Reste que la performance accomplie par ces trois comédiens-danseurs sur un texte écrit dans une belle langue est un grand moment, d’une intensité peu commune.

© Damien Guillaume

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Petite. Texte Le Caveau est sourd d’Ariane Louis
S Mise en scène Thibaut Besnard assisté de Louise Cassin S Lumières Gilles Robert S Décor Chloé Bellemère S Compositeur Jules Poucet S Création lumière Raphaël Bertomeu S Jeu Ariane Louis, Julia Gratens, Edouard Dossetto S Durée 1h05 S
Production Compagnie Les Insurgés S Coréalisation Les Nouveaux Déchargeurs / Compagnie Les Insurgés S Prix de la mise en scène lors du Festival des Floréales Théâtrales S Sélection bureau des lecteurs de la Comédie-Française

Du 30 janvier au 22 février 2022 à 21h00, du dimanche au mardi

Et du 6 au 22 mars, du dimanche au mardi à 19h15

Théâtre Les Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris

www.lesdechargeurs.fr Tél. 01 42 36 00 50

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