13 Mai 2022
Six autrices contemporaines, six compositeurs et six metteu.r.se.s en scène ont été associés par l’Ircam au projet des Musiques Fictions, une expérience d’immersion totale de l’auditeur – spectateur ? – dans un récit littéraire où la musique n’est pas qu’illustration. Une expérience à vivre…
Imaginez un instant quelque chose comme la voûte du ciel, mais où les étoiles auraient été remplacées par une quarantaine de haut-parleurs disposés de manière sphérique tout autour de vous, un planétarium sonore au centre duquel prennent place des auditeurs. Bienvenue dans le dispositif hors norme des Musiques Fictions. On y pénètre dans la pénombre pour une expérience d’immersion sonore ponctuée seulement de quelques variations de l’éclairage situé au-dessus de vous ou disposé, sous formes de néons, à la verticale tout autour de l’espace. Un espace abstrait qui se peuplera de sons, de voix, de textes et de musiques.
Une règle du jeu : la création pluridisciplinaire
La musique contemporaine est souvent taxée d’élitisme et généralement imaginée comme destinée à quelques happy few, forcément intellos et ouverts à l’art contemporain. Pour lutter contre ce préjugé, l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM), fondé en 1974 par Pierre Boulez à la demande du président de la République Georges Pompidou, développe des projets lui permettant d’aller à la rencontre du public. Musiques Fictions est l’un d’entre eux. Littérature, musique et théâtre (via un travail avec des acteurs mené par un metteur en scène) sont intimement associés de sorte que chacun apporte aux autres sa spécificité propre sans que l’un soit subordonné aux autres. Ainsi, la musique, même si elle contribue parfois à la dramatisation du texte ou « illustre » tel ou tel épisode, n’est pas un accompagnement, un bruitage, mais une expression à part entière qui se développe dans l’espace.
Six textes, six univers
Six textes – de femmes – ont été choisis pour un cycle qui, groupé, concernerait deux journées d’écoute. Leurs thèmes sont aussi divers que les univers auxquels ils renvoient. À l’épopée de la Naissance d’un pont de Maylis de Kérangal qui, servi par une écriture puissante, dessine au travers de l’histoire imaginaire d’un chantier gigantesque une galerie de portraits entre documentaire et fiction qui aborde aussi les effets collatéraux de la mondialisation, s’oppose le caractère très autobiographique des écrits d’Annie Ernaux. Avec l’Autre fille, elle s’adresse à sa sœur aînée, décédée avant sa naissance, dont ses parents lui avaient caché l’existence. La science-fiction est présente à travers Nostalgie 2175 d’Anja Hilling qui imagine un monde complètement redessiné à la suite d’un réchauffement climatique intense, où les relations entre les personnages ne peuvent plus ressembler à ce que l’on connaît. Le polar prend sa part avec une version subversive et loufoque du film de braquage proposée par Céline Minard. Avec Bacchantes, elle imagine l’intrusion de trois femmes plutôt déjantées dans les bunkers d’une banque de Hong-Kong qui conserve les grands crus de ses clients. Quant à l’Histoire, elle fait son apparition avec les textes de Lydie Salvayre et de Marie NDiaye. Dans la Compagnie des spectres, la première fait revivre, sous la forme de monologues tout à la fois hilarants et monstrueux, les fantômes de l’Occupation et de la Seconde Guerre mondiale à travers le huis clos de deux femmes retranchées dans un appartement de Créteil qui reçoivent la visite d’un huissier. Marie NDiaye, elle, dans Un pas de chat sauvage, adopte la forme de l’enquête pour évoquer la figure de Maria Martinez, une chanteuse et guitariste du XIXe siècle surnommée la Malibran noire, que soutint Théophile Gautier et que photographia Nadar.
Six musiques. L’esprit plutôt que les péripéties
Un point commun rassemble les six compositeurs conviés à ce festin mixte : la notion d’œuvre propre, détachée de toute illustration « fidèle » du contenu du texte, le refus de la musique bruitage. Une plongée dans l’esprit du texte ou de l’interprétation plutôt que dans le suivi pas à pas de l’action. On y retrouve des interventions en grands mouvements circulaires englobants ou au contraire en pointillismes délicats, une musique synthétique avec parfois le recours à des instruments « naturels » comme dans Nostalgie 2175 où ils disent la présence du passé, des échos métaphorisés qui font remonter le souvenir d’éléments du réel. Les compositeurs utilisent parfois aussi comme matière musicale la diction même du texte, ses intonations, ses respirations, les contredisant parfois, les surmontant, les déplaçant, travaillant sur les voix et leur manière d’occuper l’espace.
Six « mises en voix » comme autant de propositions
Le travail des voix opéré par les mises en scène du texte adopte, lui aussi, une diversité de points de vue. Lecture par l’autrice comme dans le cas d’Annie Ernaux, personnage unique porteur de l’ensemble du texte pour Jeanne Balibar dans le texte de Marie NDiaye, alternance de narration et de parties dialoguées, monologues ou symphonie plurielle couvrent tout l’éventail des rapports au texte. Les voix se déplacent dans l’espace, jouent au ping-pong d’un coin à l’autre de nos oreilles, s’agitent devant nos yeux ou s’éloignent. Naturalistes, sans intonation marquée neutres, ou au contraire vives, nuancées, parfois ironiques ou acerbes, prononcées dans le creux de notre oreille ou jetées dans un cri, réverbérées ou déformées par la transmission radio, elles nous offrent des timbres, des espaces, des temporalités éclatés.
Des techniques de prise de son au service d’une révolution de l’écoute
Pour retrouver cette perception d'un espace en trois dimensions, un dispositif complexe s'avérait nécessaire, à la fois pour élaborer les œuvres et pour les restituer. Pour Fragments of Extinction, un autre des projets retenus par l’Ircam hors des Musiques Fictions, David Monacchi plante, dans les forêts équatoriales primaires de Bornéo, d’Amazonie et d’Afrique, un micro comportant des capteurs multidirectionnels, pour saisir, chaque fois sur une durée de 24 heures, les espaces sonores d’un monde naturel encore préservé et documenter ces espaces intacts pour sensibiliser le public. Dans les fragments de ces éco-symphonies, diffusés en même temps que les Musiques Fictions, les singes criaillent en se déplaçant, les oiseaux chantonnent, les insectes vibrionnent, les phacochères viennent vous brouter les pieds, l’orage gronde sur vos têtes puis s’éloigne. Le temps de quelques minutes, vous voici projetés ailleurs, dans un univers débarrassé des pollutions sonores de notre monde par la seule grâce de ce micro « magique » bien que statique et de la spatialisation créée par le mode de diffusion de l’enregistrement. Différente est la démarche des six « Musiques Fictions » qui provoquent délibérément une rencontre et engrangent séparément les éléments constitutifs de l’œuvre, en particulier les voix, avant de les réorienter dans l’espace. Mais pour ce faire, il leur faut aussi reconstituer ce que nos oreilles perçoivent : la source du son émis mais aussi sa trace, la manière dont, parce qu’il est onde, il se diffuse dans l’espace. Un travail complexe qui engendre une réflexion sur les rapports du « naturel » et de l’artificiel et ouvre un champ d'explorations multiples.
La sphère sonore
Un dôme ambisonique a été créé pour que les conditions d’écoute correspondent à cette volonté de reconstituer un univers sonore total où le son semble venir de partout. Les haut-parleurs disposés à l’intervalles réguliers dans une armature composée de triangles formant une sphère, associés à un système de contrôle de la diffusion des sons et de leur localisation, permettent de travailler sur les facteurs qui interviennent dans la spatialisation : localisation, trajectoire, réverbération, immersion. Si cette conception expérimentale « environnementale » du son ouvre la voie à de nouvelles formes d’écriture que les Musiques Fictions ont inaugurées, elle est aussi aujourd'hui aisément déplaçable et mobile. Transportable sur une scène de théâtre ou dans une grande pièce isolée des bruits de l’extérieur, le dispositif peut aussi prendre la forme d’une écoute en 3D au casque binaural.
Une expérience d’écoute hors norme
Placé au cœur du dispositif, le spectateur est le destinataire premier de ces mondes qui l’environnent, le cernent et le concernent. Livré au seul son, parfois accompagné d’effets lumineux qui ne le distraient guère de son attitude d’écoute, il se concentre pour percevoir toutes les nuances de ce son qui tourne autour de lui, le fait vibrer, le traverse, l’interpelle de tous côtés. Il se ramasse, rentre en lui-même pour mieux entendre. Complètement absorbé, il recrée dans sa tête un décor, dessine les silhouettes des personnages, leur prête des traits, des mimiques. Dans la solitude de son cerveau sollicité par ces sons dissociés de leurs images et sans possibilité de réponse aux questions qu’ils posent, il ouvre les canaux de l’imaginaire. Si la disposition des haut-parleurs forme la sphère parfaite où s’enferme l’individu, elle est aussi le monde par où s’échappent rêverie et fantasme. Et cela, c’est très fort.
Musiques Fictions. Une production Ircam-Centre Pompidou
Directrice artistique de la collection Emmanuelle Zoll
Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal [4 épisodes de 25 minutes]
S Texte Maylis de Kerangal S Musique et réalisation Daniele Ghisi S Direction d’acteurs, adaptation et réalisation Jacques Vincey S Adaptation Emmanuelle Zoll S Ingénierie sonore Jérémie Henrot S Conseiller scientifique Ircam-STMS Thibaut Carpentier S Avec les voix de : François Chattot (Georges Diderot), Marie-Sophie Ferdane (Summer Diamantis) Laurent Poitrenaux (Sanche Alphonse Cameron), Julie Moulier (Catherine Thoreau), Nicolas Bouchaud (Jacob), Alain Fromager (Seamus O’ Shaughnessy), Anthony Jeanne (jeune au bob orange) S Coproduction Ircam-Centre Pompidou / Centre Dramatique National de Tours. S Avec le soutien de la Sacem. S Création juin 2021 au Centre Pompidou dans le cadre de Manifeste, festival de l’Ircam
L’Autre fille de Annie Ernaux [1 épisode de 40 minutes]
S Texte Annie Ernaux S Composition Aurélien Dumont S Adaptation et réalisation Daniel Jeanneteau S Design sonore et réalisation Augustin Muller S Ingénierie sonore Sylvain Cadars S Avec la voix de Annie Ernaux et la musique enregistrée par les musiciens de l’ensemble l’Instant Donné - Nicolas Carpentier (violoncelle), Maxime Echardour (percussions), Mayu Sato-Brémaud (flûte) S Coproduction Ircam-Centre Pompidou / Théâtre de
Gennevilliers. S Avec le soutien de la Sacem. S Création Septembre 2020 au Centre Pompidou dans le cadre de Manifeste, festival de l’Ircam
Bacchantes de Céline Minard [3 épisodes de 20 minutes]
S Texte Céline Minard S Musique et réalisation Olivier Pasquet S Adaptation et réalisation Thierry Bédard S Ingénierie sonore Jérémie Bourgogne S Avec les voix de Bénédicte Wenders (La Narratrice), Geoffrey Carey (Ethan Coetzer), Julien Cussonneau (Marwan Cherry), Isabelle Mazin (Jackie Tran), Malvina Plegat (La Clown, alias Bizzy), Sabine Moindrot (La Grande Brune, alias Silly) Production Ircam-Centre Pompidou. S Avec le soutien de la Sacem. S Création septembre 2020 au Centre Pompidou dans le cadre de Manifeste, festival de l’Ircam
Nostalgie 2175 d’Anja Hilling [1 heure]
S Texte Anja Hilling S Traduction Jean-Claude Berutti et Silvia Berutti-Ronelt S Musique et réalisation Núria Giménez-Comas S Adaptation Anne Monfort S Ingénierie sonore Jérémie Bourgogne S Avec les voix de Judith Henry (Pagona), Thomas Blanchard (Tashko), Jean-Baptiste Verquin (Posch) S Musique enregistrée par les musiciens de l’Instant Donné - Mayu Sato-Brémaud (flûte), Mathieu Steffanus (clarinette) S Coproduction Ircam-Centre Pompidou / day-for-night. S Avec le soutien de la Sacem. S Création juin 2022, au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre de Manifeste, festival de l’Ircam
La Compagnie des Spectres de Lydie Salvayre [50 minutes]
S Texte Lydie Salvayre S Composition Florence Baschet S Adaptation Anne-Laure Liégeois S Réalisation informatique musicale Ircam Serge Lemouton S Ingénierie sonore Luca Bagnoli S Avec les voix de Annie Mercier (Rose Mélie, la mère), Anne Girouard (Louisiane, la fille), Olivier Dutilloy (Maître Échinard) S Musique enregistrée par Élise Chauvin (soprano) et Alphonse Cemin (piano) S Production Ircam-Centre Pompidou. S Avec le soutien de la Sacem. S Création juin 2021 au Centre Pompidou dans le cadre de Manifeste, festival de l’Ircam
Un pas de chat sauvage de Marie NDiaye [50 minutes]
S Texte Marie Ndiaye S Composition Gérard Pesson S Adaptation David Lescot S Réalisation informatique musicale Ircam Robin Meier S Ingénierie sonore Clément Cerles S Avec la voix de Jeanne Balibar (Rose Mélie, la mère) S Musique enregistrée par les musiciens de l’ensemble Cairn - Laurent Camatte (alto), Caroline Cren (piano), Ayumi Mori (clarinette), Fanny Vicens (accordéon), Christelle Séry (guitare) S Production Ircam-Centre Pompidou. S Avec le soutien de la Sacem. S Création juin 2021 au Centre Pompidou dans le cadre de Manifeste, festival de l’Ircam.
Et aussi : Fragments d’extinction de David Monacchi
TOURNÉE
17 > 24 mai Théâtre de Cornouaille – SN de Quimper
18 > 25 juin T2G Théâtre de Gennevilliers