15 Février 2022
Fidèle à sa réputation de pourfendeur féroce à la plume acérée de la société autrichienne, de contempteur de la bourgeoisie et de l’hypocrisie sous toutes ses formes, Thomas Bernhard se livre à une attaque en règle de l’art et des artistes dans leur rapport avec le pouvoir. Un tableau très noir du monde de l’art et de son rapport avec la politique.
Il ne fait pas dans la dentelle, Thomas Bernhard, dans l’avant-dernier de ses romans, récompensé par le prix Médicis étranger 1988. Sa cible, c’est l’institutionnalisation sous toutes ses formes, et l’artiste n’échappe pas à la plume trempée au vitriol de l’écrivain. C’est un homme proche de la fin de sa course, qui vient de perdre sa compagne de trente-cinq, et qui tire à boulets rouges, avec une hargne qu’il a conservée intacte, sur les artistes, les amateurs d’art qui les font vivre, les politiques qui les soutiennent, et plus généralement sur tous les hommes, Autrichiens en particulier. Rien n’est trop acerbe dans ce flux ininterrompu et récurrent de dénonciations en tout genre qui tournent en boucle pour cet ennemi du genre humain. Et s’il donne au roman le qualificatif de « Comédie », il faut y voir la mascarade des faux-semblants qu’il dénonce et qui concerne prioritairement son pays « catholico-national-socialiste » comme il le catégorise lui-même.
Un roman du discours
D’ailleurs, il ne se passe pas grand-chose dans les Maîtres anciens. Un critique musical qui écrit pour le Times – nul n’est prophète en son pays – se rend, avec une régularité d’horloge, un matin sur deux de dix-heures trente à midi, depuis plus d'une décennie, au musée d’Art ancien de Vienne. Là, il s’assied sur la même banquette et contemple sans mot dire le même tableau, l’Homme à la barbe blanche du Tintoret, dans la salle Bordone. De quel tableau s’agit-il exactement ? Pourquoi Rege, le critique, s’y absorbe-t-il ? Rien ne permet de le dire. Sans doute la température de dix-huit degrés – exactement – qui règne dans la salle est-elle propice à la réflexion, tout comme le fait que le gardien Irrsigler ne s’interpose jamais. Au contraire il vient parfois s’entretenir avec celui qui est passé au rang d’habitué. Le narrateur, Atzbacher, est, pour une fois, convoqué par Rege devant le tableau. Il est arrivé une heure en avance pour observer le comportement de Rege. Suivra la conversation des deux hommes et la raison pour laquelle Rege a convié le scientifique à le rejoindre.
La logorrhée sans début ni fin d’un homme contre
Sur le mode de la diatribe, Rege va et vient à travers la culture et l’art. Ni Bach, ni Beethoven, et Mahler pas davantage, ni Le Greco ni Giotto ne trouvent grâce à ses yeux, encore moins Dürer, « précurseur et prédécesseur du nazisme, qui a mis la nature sur la toile et l’a tuée », se métamorphosant en « artiste nurembourgeois de la ciselure » », et on ne parle pas de Schopenhauer ou de Heidegger, ce « grand bourgeois mégalomane national-socialiste ». Seuls Montaigne et Voltaire sont épargnés. Quant à l’Homme à la barbe blanche devant lequel il se pose, il ne lui plaît pas non plus. Il pourrait être, dit-il de lui-même, « un filon » pour les psychiatres. Mais c’est encore loupé. Ce qu’il recherche c’est le défaut dans la cuirasse parfaite de l’œuvre et, quand il l’a trouvée, il est un homme heureux.
Un misanthrope en quête désespérée d’authenticité
Rege n’est pas seulement désabusé ou pessimiste. Ce qu’il exprime dans un langage violent et sans fioriture ni demi-teinte, c’est son désespoir devant une situation qui est inextricable parce qu’elle constitue un système dont l’État est l'alpha et l'oméga, le deus ex machina. Il régit tout, depuis l’éducation des enfants à leur plus jeune âge jusqu’à l’art, toujours tourné vers le Tout-puissant et les Puissants. Il jette l’anathème sur l’hypocrisie et le mensonge gouvernemental, traite les politiciens d’assassins et de massacreurs, dénonce la collusion entre l’État et la justice. Le peuple n’est pas épargné. Il mérite l’État qu’il a et ses « assassins politiciens ».
Une mise en scène qui laisse toute sa place au déferlement du texte
La pièce se concentre sur le personnage de Rege, faisant du narrateur une voix off, comme un miroir muet dans lequel se réfléchit celui qui constitue le sujet du spectacle. Installé sur le bloc qui matérialise la banquette, François Clavier reste assis. Sans gesticulation ni mouvement prononcé, il énonce implacablement la longue liste des turpitudes que Rege-Bernhard déverse sur le plateau. Seules de légères variations de ton indiquent la complicité qu’il établit avec l’homme « simple » qu’est Irrsigler, le gardien de musée. Pourtant, parfois, la houle forcit et la tempête menace. D’autres fois, lorsqu’il évoque sa compagne disparue, la mer se calme et seule ne demeure que la douleur qui s’exprime à demi-mot et le souvenir vivace d’une complicité qu’il porte au cœur. Rege, à ces moments-là, apparaît comme profondément humain et fragile, balloté par un sort dans lequel il n’a aucune part. Ce portrait tout en nuances témoigne du grand art du comédien, capable de dessiner derrière la barrière des mots érigée comme une barricade un être intime qui nous ressemble. C’est aussi là que réside la force de la pièce. Sa virulente critique du monde où nous vivons, même si elle s’ancre dans une Autriche nostalgique de son grand Empire et toujours hantée par le nazisme, reflète la souffrance et le désarroi de notre société contemporaine dont nous voyons les repères s’effondrer sans que rien ne les remplace…
Maîtres anciens de Thomas Bernhard
Adaptation de Gerold Schumann d’après la traduction de Gilberte Lambrichs
Mise en scène Gerold Schumann Collaboration artistique Zoé Blangez Avec François Clavier Voix Thomas Segouin Scénographie, costumes Pascale Stih Lumieres Philippe Lacombe Construction décors Jean-Paul Dewynter Régie générale Marinette Buchy Musique de Fanny Mendelssohn, Quatuor à cordes en mi bémol majeur (enregistrement audio d’une répétition du Quatuor Fanny). Quatuor Fanny Christophe Giovaninetti (premier violon) Yibin Li (deuxième violon) Pierre-Henri Xuereb (alto) Raphaël Chrétien (violoncelle) Ingénieur son Didier Henry Production Théâtre de la vallée Avec le soutien de la Ville d‘Ecouen
Du 5 au 29 janvier 2022, du mercredi au samedi à 19h
Et du 2 au 26 mars, du mercredi au dimanche à 21h15
Aux Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris
Réservation : 01 42 36 00 50 www.lesdechargeurs.fr