11 Janvier 2022
Jacques Osinski et Denis Lavant continuent leur exploration de l’œuvre de Beckett à travers quatre courts textes non théâtraux. Un spectacle où le texte seul, par la force de la diction du comédien, devient image.
Dans le noir un projecteur s’allume. Lumière parcimonieuse qui dévoile progressivement un homme debout. Et c’est de boue, justement, qu’il nous parle, de boue qui pénètre dans la bouche et se répand sur la langue – littéraire, organe anatomique, ou organiquement les deux ? – dans un texte d’une dizaine de pages dont la seule ponctuation est celle qui achève le texte : un point. De digressions en grands écarts, il nous mène de la boue à la bouche, de la bouche au bras puis à la main, des mains qui se touchent et se serrent au bleu du ciel et au rouge des tribunes du champ de courses où un jeune homme et une jeune fille, ni plus ni moins remarquable et même peut-être un peu laids, tiennent en laisse un chien qui suit, « tête basse sur les couilles ». L’Image est en place…
Une Image sans matérialité
Le texte fonctionne comme le balayage d’un scan qui se saisirait de pièces, minutieusement séquencées une à une dans un ordre dont la hiérarchie reste hypothétique. Si une histoire semble se dessiner au fil du déroulement du texte, elle n’a ni début ni fin, elle n’est qu’une suite de séquences immobilisées dans le temps qui ne peuvent que faire retour sur elles-mêmes et nous renvoyer à la boue originelle. Dans la pénombre ainsi créée par l’unique source de lumière qui éclaire le comédien, Denis Lavant bouge à peine. Il se déplace peu et tantôt développe un bras, tantôt révèle une main où manque un doigt. Seul le texte qu’il détache mot à mot, syllabe après syllabe, nous entraîne dans la dynamique du regard créé par cette image fixe. La syntaxe elle-même a disparu au profit de segments de valeur égale qui, additionnés, font sourdre une impression, émerger une sensation.
La recherche de la « vérité »
Dans le texte sur l’Image apparaît un philosophe du XVIIe siècle : Malebranche. Admirable représentant d’un siècle « classique » qui voit dans l’ordre l’essence de la beauté, Malebranche se défie de cette « folle du logis » qu’est l’imagination. Elle travestit la réalité et empêche de voir le vrai. Beckett aussi s’en méfie, mais ne peut empêcher l’imagination de courir. Alors il la contient, la contraint dans une description quasi clinique, dans un égrenage de petits faits, de pieds ouverts à cent trente-cinq degrés, de postérieurs posés de guingois sur la bruyère et de sandwichs mâchés. Vidés de leur imaginaire, les mots ne conduisent plus qu’au vide et à l’impression de néant qui s’en dégage. La « vérité » est celle, ultime, de la finitude de l’homme.
Les « foirades » de Beckett : quatre arrêts sur image
Trois autres textes s’additionnent dans le spectacle à la forme immobile de l’Image : Un soir, Au loin, un oiseau et Plafond. Ils reprennent les thèmes beckettiens récurrents de la naissance, de la mort, de l’échec et du retour du même en alternant les positions de l’observant et de l’observé, et accentuent encore davantage ces arrêts sur image. Le premier s’effectuera à la seule lueur de la « servante », cette lampe de faible intensité qui reste allumée quand le théâtre est plongé dans le noir, déserté. Parfois appelée « sentinelle » (ou ghost lamp en anglais), elle veille, avec son faible éclat permanent, sur un théâtre habité par des ombres. Dans son faible halo, le corps s’est effacé, on ne distingue plus que le visage du comédien qui joue avec l’ombre et la lumière qui accentuent ses traits. Progressivement, de texte en texte, la lumière apparaîtra comme de plus en plus raréfiée, et le visage du comédien s’éloignera dans l’espace comme pour se fondre dans le fond de la scène à mesure qu’on se rapprochera d’une évocation qui s’apparente à la mort et à l’anéantissement. La parole se raréfiera, les mots peineront à s’agencer ensemble, les phrases, même dépourvues de verbes, se disloqueront. Le langage ne sera plus à même de restituer l’image.
Un théâtre du Verbe
Tout au long du spectacle, la servante continue de veiller en diffusant son faible éclat rougeoyant, attestant de la présence du théâtre et de sa temporalité dans lequel s’inscrivent ces moments immobiles d’un temps impossible à arrêter. La structure même des textes, ou son absence, suggère qu’on s’éloigne de plus en plus du théâtre de l’« absurde » pour se rapprocher insensiblement du Verbe joycien. Le minimalisme assumé du spectacle et sa manière de s’évanouir dans un brouillard indistinct supposent d’accepter de cheminer à l’intérieur de cette parole descriptive – du moins en apparence – et non signifiante. Pour fascinante que soit l’expérience de ce presque rien qui ne dit que le vide, elle ne peut être que clivante. Elle en passionnera certains. Pour d’autres, cet apprentissage de la lenteur qui ne débouche que sur le silence dans un temps qui ne cesse de s'étirer pourra apparaître un peu plus rude…
L’Image. Texte de Samuel Beckett, suivi d’Un soir ; Au loin, un oiseau et Plafond (textes issus du recueil Pour finir encore et autres foirades - Editions de Minuit)
S Mise en scène, Jacques Osinski S Lumière, Catherine Verheyde S Avec Denis Lavant S Durée – 1h S Production Compagnie L’Aurore Boréale. S L’Aurore Boréale est subventionnée par la DRAC Ile-de-France. S Remerciements à agnès b S Le spectacle a été créé le 26 mai 2021 à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet
Du 4 au 23 janvier 2022, mar.-sam. à 19h, dim. à 15h30, le 22 janvier à 19h et 21h
Le Lucernaire - 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris
Réservations : 01 45 44 57 34 ou sur www.lucernaire.fr