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Arts-chipels.fr

Gloucester Time / Matériau Shakespeare - Richard III : un monde chaotique qui ressemble furieusement au nôtre.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

En choisissant de représenter la mise en scène de Matthias Langhoff vingt-cinq ans après sa création, Frédérique Loliée et Marcial Di Fonzo Bo ne rendent pas seulement à une mise en scène inscrite dans les annales du théâtre son impact d’origine. Véritable recréation, cette version nous dit aussi que certains spectacles transcendent le temps car leur message, esthétique et textuel, résonne à chaque époque.

À l’entrée dans la salle, les comédiens sont déjà sur scène. En costumes des années 1950, ils errent, seuls ou en petits groupes, s’absorbent dans une activité hypothétique, montent et descendent l’escalier placé côté cour. Vie de cour, réception ou préparation du spectacle à venir, on ne sait. Quand Richard, qui n’est encore que le frère du roi, apparaît, on le croirait tout droit sorti d’une peinture de George Grosz ou d’Otto Dix, un accidenté de la vie qui traîne une jambe immobilisée dans une attelle métallique, un soldat abîmé de la guerre de 1914 dont l’uniforme aurait souffert. Le ton est donné : on est prié de laisser la temporalité de Shakespeare au vestiaire !

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Des entorses à l’histoire, les entorses de l’histoire

Déjà Shakespeare avait tordu le cou à la vérité historique avec cette évocation de la Guerre des Deux Roses qui se déroula un siècle et demi avant la création de la pièce et occupe dans l’histoire anglaise une place importante. La querelle de trente ans qui opposa les York et les Lancastre se solda, en 1485, par la chute du dernier York, Richard III, et l’arrivée au pouvoir des Tudor. Si les épisodes qui la marquent, avec les ralliements des uns et des autres ou les retournements de veste et d’alliances correspondent, dans la pièce, à la « vérité » historique, Shakespeare met cet épisode en perspective dans une réflexion plus large sur le pouvoir et sur l’état du monde, où les événements qui s’enchaînent établissent une correspondance entre les comportements des personnages et le dérèglement de l’époque. À l’heure de la presque fin du règne d’Élisabeth Ire, marquée par des incertitudes économiques et politiques et une certaine exacerbation des tensions entre catholiques et protestants, les temps sont troublés. La peste qui se répand dans Londres en 1592 ajoute à l’idée d’un désordre ontologique ou d’une punition d’ordre divin.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un espace de tous les temps qui dit le monde en raccourci et le théâtre

Fidélité à l’esprit mais non à la lettre, c’est un monde perturbé, en proie à un jeu politique meurtrier, que nous dépeint la mise en scène de Matthias Langhoff. Si le décor, entièrement boisé, rappelle les théâtres de bois de l’époque élisabéthaine, les rails de train posés sur le ballast qui traversent la scène de cour à jardin et les traverses en tas disent notre temps. L’environnement de bois qui enserre l’action, composé de lattes en claire-voie, dévoile parfois, avec l’activité qui se déroule en coulisses, à l’arrière de la scène, un monde du travail nécessaire à la représentation. Il ajoute à l’omniprésence du théâtre qu’on reconnaît aux trois rideaux de scène que tirent les comédiens au fil du spectacle. Au ciel étoilé qui renvoie aussi bien aux astres qui fixent la destinée humaine qu’à un état de nature succède une reproduction de la Bataille de San Romano d’Uccello, presque contemporaine de l’époque de Shakespeare (1456), dont les lances dressées rappellent l’atmosphère guerrière dans laquelle baigne la pièce. Le troisième rideau, blanc, nous introduit, lui, dans l’univers du monologue et du commentaire.

© Christophe Raynaud de Lage

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L’image d’un monde qui vacille

Lorsque débute la série de meurtres qui ponctuent l’ascension de Richard vers le pouvoir, le plateau s’incline, d’un côté puis de l’autre et d’avant en arrière, manipulé à vue par le truchement de larges bobines de bois qui rappellent les engins de levage qu’on retrouve dès le Moyen Âge dans les carnets de Villard de Honnecourt ou à la Renaissance dans ceux de Léonard de Vinci. « Les décors de Matthias, dit Martial Di Fonzo Bo, sont souvent de véritables machines à jouer, de la biomécanique à la Meyerhold dont les acteurs doivent se servir. » Devenu terrain incertain sur lequel se déplacent des personnages attentifs à ne pas tomber, le plateau matérialise le danger de ce monde où poser le pied est déjà un risque. Plus tard, avec la multiplication des trahisons et des meurtres, il se mettra à tanguer de manière anarchique, devenu le terrain mouvant sur lequel s’aventurent les personnages.

© Christophe Raynaud de Lage

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Laideur physique, noirceurs morales

Dès sa première apparition, Richard donne le ton. Sa disgrâce physique, affirme-t-il, n’est rien d’autre que le reflet de son caractère et de son comportement. Aucune nuance de noir ne lui échappe. Envieux, fourbe, menteur, traître, parjure, calculateur, démagogue, tordu, cynique, haineux, amoral, il est l’incarnation du Mal. Un chef de gang sans foi ni loi, un ennemi du genre humain infidèle à ses alliances, qui fait du mariage le moyen de parvenir à ses fins, fût-ce avec les veuves de ses victimes sur lesquelles il fait pression en arguant de leur dénuement à venir ou en faisant valoir le maintien de leur statut. Rien d’étonnant à ce que finalement, il ne récolte que ce qu’il a semé et que l’assemblée de ses victimes ne vienne hanter ses nuits avant que les vivants ne le rejettent dans une ombre définitive.

© Christophe Raynaud de Lage

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La parabole du pouvoir et de la guerre

Comme s’il n’était pas assez que les costumes ou l’espace parlent d’autres temps que ceux de la rivalité des York et des Lancastre et nous rapprochent de l’époque contemporaine, Matthias Langhoff établit une relation directe avec notre temps en introduisant à l’avant-scène, sur les rails, en parallèle avec la bataille de Bosworth où Richard est battu et perd la vie, le témoignage, réécrit, d’un journaliste américain sur le terrain durant la première guerre d’Irak. Sous le rideau tiré de la Bataille de San Romano, le présent rejoint les événements du passé pour nous amener à réfléchir sur la folie qu’engendre l’appétit du pouvoir et sur les mécanismes que cette folie met en branle. Richard III, qui forme l’essentiel du spectacle, devient à cet endroit Matériau Shakespeare.

© Christophe Raynaud de Lage

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Richard III : histoire d’une rencontre

L’évocation de la pièce ne serait pas complète sans le lien que le spectacle tisse entre le texte, la représentation et le public. La traduction que propose Olivier Cadiot, écrivain marqué par l’écriture de Mallarmé, influencé par Gertrude Stein, Joyce ou Burroughs et les analyses de Roland Barthes, est celle d’un poète traduisant un autre poète. Les images sont fortes, la vie palpitante, le langage en résonnance avec notre temps. Car au centre de cette histoire se trouve le public auquel les personnages s’adressent et au milieu duquel Marcial Di Fonzo Bo-Richard III grimpe pour parler face à face et presque visage contre visage, dans un rapport direct. Le spectacle ne se contente pas d’être un magnifique moment de théâtre qui nous tient en haleine et nous emporte dans son mouvement, ce qui est déjà beaucoup, il établit un corps à corps avec le public pour mener jusqu’au bout le propos du théâtre : nous interpeller.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Gloucester Time / Matériau Shakespeare - Richard III de William Shakespeare

S Nouvelle traduction Olivier Cadiot S Conseillère à la traduction Sophie McKeown

S Reprise de la mise en scène de Matthias Langhoff (1995) S Création le 13 septembre 2021 à la Comédie de Caen-CDN de Normandie par Frédérique Loliée et Marcial Di Fonzo Bo S Collaboration artistique Marianne Ségol-Samoy S Avec Manuela Beltrán Marulanda, Nabil Berrehil, Michele De Paola, Marcial Di Fonzo Bo Isabel Aimé González Sola, Victor Lafrej, Kévin Lelannier, Frédérique Loliée, Margot Madec, Anouar Sahraoui, Arnaud Vrech et Claudio Codemo, Grégory Guilbert, Laura Lemaître, David Marain, Thomas Nicolle, Maud Dufour et en alternance, Gaston Hamel-Rouyer, Silas Bouvier, Louison Téruel, Tiago Gomez-Quesnel, Martin Murlin, Jules Felismino, Edgar Combrun, Virgile Dolhem S Durée 2h45 avec entracte S À partir de 15 ans S Décor et costumes Catherine Rankl S Lumières Laurent Bénard S Création sonore Jean-Baptiste Julien S Perruques, masques Cécile Kretschmar S Assistante aux costumes Charlotte Le Gall S Maquillages Maurine Baldassari, Cécile Kretschmar S Régie générale David Marain ou Laura Lemaître S Régie de scène accessoires et plateau David Marain ou Thomas Nicolle S Régie de scène lumières Claudio Codemo S Régie son Baptiste Galais, Tiphaine Burnel S Machiniste Grégory Guilbert S Habilleuse Maud Dufour S Décor construit par les ateliers de la Comédie de Caen sous la direction de Carine Fayola S Production Comédie de Caen - CDN de Normandie S Coproduction La Villette - Paris, TNBA - CDN de Bordeaux, Comédie de Genève, Parcours en actes - Région Normandie S Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB et le dispositif d’insertion de l’École du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et le Ministère de la Culture

Tournée 2021/2022

13 au 18 septembre 2021, 32 rue des Cordes, Comédie de Caen - CDN de Normandie

23 au 27 novembre, 32 rue des Cordes, Comédie de Caen - CDN de Normandie

12 au 14 janvier 2022, Comédie de Béthune - CDN

1er au 5 février 2022, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine - CDN

25 et 26 février 2022, Le Volcan - Scène nationale du Havre

8 et 9 mars 2022, Le Tangram, Scène nationale d’Évreux

27 au 30 avril 2022, La Comédie de Genève

4 au 6 mai 2022, La Comédie de Reims - CDN

12 au 15 mai 2022, La Villette, Paris

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