7 Janvier 2022
Ce beau spectacle musical, qui reprend le thème de l’opéra de Puccini, Madame Butterfly, surfe en musique et en chant sur un registre qui va de Puccini à Gershwin ou Barbara avec beaucoup de bonheur.
Sur la scène, des arbres stylisés rappellent les cerisiers en fleurs et les branches tordues qui peuplent l’imaginaire pictural de l’art japonais. Des « fenêtres » de papier huilé complètent ce décor tout en blanc qui dit la pureté et l’ascèse. Sur scène vont apparaître six personnages vêtus de kimonos blancs : quatre musiciens, une narratrice et une chanteuse. Ils sont venus là pour évoquer la tragique histoire de Cio-Cio-San, la jeune et belle geisha Butterfly, épousée pour rire dans un mariage éphémère et trompeur, par un beau lieutenant de marine américain qui l’abandonne ensuite.
Un opéra emblématique
Madama Butterfly est présenté pour la première fois à la Scala de Milan en 1904. Ce sixième opéra le plus joué au monde après Tosca fait d’abord l’objet d’une cabale qui le fait retirer de l’affiche avant de connaître, maintes fois remanié par Puccini, le succès qu’on lui connaît. Il faut dire qu’en pleine époque d’expansion « civilisatrice » de l’Occident dans le reste du monde, l’objet peut paraître quelque peu incongru – il disparaîtra, d’ailleurs, histoire oblige, après les événements de Pearl Harbour, des scènes américaines. Quoique l’époque soit à l’exotisme, l’histoire pleine de sentiment de cette jeune Japonaise abusée par un Occidental que son « époux » délaisse avant de lui arracher son enfant, la conduisant au suicide, est considérée par certains comme « mielleuse » et conforme au goût petit-bourgeois de l’époque, là où Puccini y voyait son « opéra le plus sincère et le plus expressif ». Le compositeur y parfait là son goût pour les êtres « qui ont un cœur comme le nôtre, qui sont faits d'espérances et d'illusions, qui ont des élans de joie et des heures de mélancolie, qui pleurent sans hurler et souffrent avec une amertume tout intérieure. » Musicalement parlant, il associe à un orchestre qui fait une large place aux bois, aux cuivres et aux percussions un matériau mélodique orientalisant, très moderne, qui le rapproche de Debussy ou de Ravel. Cloches tubulaires, clochettes japonaises, viole d’amour ou sifflets d’oiseaux sont de la fête et un insolite chœur à bouche fermée marque le passage entre les deux parties initiales de l’opéra.
De la fidélité à la recréation
Le collectif La Boutique choisit de retenir la trame de l’opéra. Butterfly, amoureuse, renonce à sa culture et à ses traditions et tourne le dos à sa famille. Quittée par Pinkerton, elle attend plusieurs années un époux qui ne reviendra que marié à une Américaine. Après son accouchement, elle résiste aux propositions de mariage faites par l’entremetteur Goro et, comme son père avant elle, choisit le suicide pour laver le déshonneur qu’elle a infligé à sa famille. Leslie Menahem, l’auteure, resserre le propos autour de Butterfly, qui devient le seul personnage chantant. Le récit est porté par Suzuki, la confidente de Butterfly. Des haïkus, ces formes de courts poèmes en trois vers typiquement japonais célébrant l’évanescence des choses et des sensations, mis en musique par Graciane Finzi, rejoignent l’univers du texte tandis que l’orchestration adopte, pour les instruments, une formation originale : un violon, une clarinette, un basson et une contrebasse.
Un contenu « critique »
La confidente-narratrice ne se contente pas de raconter l’histoire. Elle en commente les tenants et les aboutissants. À travers l’image du papillon multicolore et volant en liberté – Cio-Cio-San signifie « papillon » – dont on a coupé les ailes, qui se recroqueville, se rétrécit et régresse jusqu’à devenir larve, elle évoque le sort de cette femme, victime non seulement de l’homme qu’elle aime mais de tous ceux qui voudraient lui dicter son comportement – l’entremetteur, mais aussi sa famille, en la personne de son oncle bonze qui la maudit – et qui s’abîme dans la solitude et le désespoir. Elle laisse aussi voir le mépris de cet Occident triomphant incarné par Pinkerton pour ceux dont les traditions, la culture et le mode de vie sont différents des siens et la manière dont il les piétine sans vergogne. Elle en appelle, enfin, au rêve d’un autre monde où le papillon retrouverait ses ailes et sa liberté.
Un parcours musical
Si ne demeurent de Madama Butterfly que trois airs emblématiques – le fameux « Un bel di vedremo », le chœur des bouches fermées et « Dormi, amor mio » – arrangés pour la formation orchestrale présente sur scène, Léo Delibes, Gabriel Fauré, Ravel ou Verdi sont invités à compléter la promenade dans la musique qui se situe au tournant entre les XIXe et XXe siècles. Les refrains qu’on fredonne depuis des décennies sont présents dans le Quand reviendras-tu ? de Barbara. Quant à l’irruption américaine dans le paysage, elle s’exprime tout aussi bien à travers l’hymne national étasunien, dans sa martialité originelle ou à travers les déformations qui épousent l’évolution du drame, que dans The Man I Love écrit par George Gershwin ou Nature Boy, écrit par Ehden Ahbez, que Nat King Cole a immortalisé. Les musiciens, d’une qualité remarquable, ne se contentent pas de jouer des airs, ils les interprètent de manière originale, accompagnent l’action, la bruitent, la commentent. Quant à la soprano Céline Laly, toute en retenue et en intériorité, elle offre une interprétation pleine d’émotion de cette femme brisée – figure inversée de la calculatrice Madame Chrysanthème de Pierre Loti – qui se coule dans un désespoir silencieux.
Il y a quelque chose de l’ascèse dans la manière dont le thème est traité et dont l’orientalisme assumé évacue tout exotisme. Une réduction à l’essentiel, admirablement servie par une économie de la gestuelle et des déplacements. Un Butterfly ramené à son essence, qui dit les travers de l’impérialisme occidental, la violence des impératifs sociaux, l’impossibilité de la liberté de la femme, mais aussi, magnifiquement, l’amour et la perte.
Butterfly – L’envol. Micropéra pour quatuor instrumental, comédienne et soprano
S De Leslie Menahem S Compositrice Graciane Finzi S Arrangeur Stanislas Kuchinski S Avec Sophie Raynaud (bassoniste), Emmanuelle Brunat (clarinettes), Boris Winter (violon), Jérémy Bruyère (contrebasse), Céline Laly (soprano), Laura Segré (comédienne) S Mise en scène Arnaud Guillou S Scénographie Rébecca Dautremer S Costumes et accessoires Elise Guillou S Création lumière Juliette Labbaye S Durée 1h15 S Tout public S Producteur délégué Collectif La Boutique S Coproducteur la Compagnie Les Voix Élevées - Les Mains dans le Cambouis S Avec le soutien de la Cité de la Voix, l’Abbaye Royale de Fontevraud et le Centre d’Art et de Culture de Meudon. S Le projet est soutenu par la Région Ile-de-France au titre de l’Aide à la création, et par la SPEDIDAM au titre de l'aide à l'EPK.
Théâtre de l'Epée de bois Cartoucherie, Route du Champ de manoeuvre 75012 Paris
Du 6 au 16 janvier 2022, du jeudi au samedi à 19h, le dimanche à 14h30
Réservation : 01 48 08 39 74 www.epeedebois.com