4 Décembre 2021
Ce premier roman de Maupassant où s’exprime l’amertume d’une vie faussée et condamnée dès l’origine dénote de ses œuvres ultérieures. Moins acide, moins teinté d’ironie, il n’en porte pas moins les thèmes que l’auteur développera par la suite dans le cadre normand qu’il affectionne. Véronique Boutonnet le transforme, d’intéressante façon, en dialogue à deux voix.
Sur scène, une femme en habits orientaux est allongée. Elle lit. À l’arrière, un coffre suggère le voyage. Une lumière douce et chaude traverse les rideaux de la fenêtre munie de persiennes que le vent agite doucement. Un jeune homme entre. Ils sont mère et fils et partagent une même complicité. Ils évoquent, dans ce costume décalé, l’univers des contes des Mille et une nuits – ils vont d’ailleurs se faire les narrateurs de l’histoire, nouveaux Schéhérazade et son sultan de maître – et rappellent l’engouement pour l’orientalisme qui imprègne tout le XIXe siècle et qui d’Ingres à Delacroix, conduira à la tenue du premier Salon des peintres orientalistes, en 1893.
Une jeune fille trop pleine de rêves
Ils nous rapportent l’histoire de Jeanne, une anti-héroïne dont les espoirs déçus rappellent les échecs d’Emma Bovary, mais aussi la vie confite et sans illusion du personnage de Madame Arnoux dans l’Éducation sentimentale, les romans de Flaubert, que Maupassant admirait et qui encouragea le jeune auteur dans son projet. Jeanne est une jeune fille pleine de rêves. La nature lui parle, elle se repaît du spectacle de la mer, rêve d’horizons lointains. Il suffit d’un coureur de dot un peu habile, et la voilà mariée à dix-sept ans, et sa nuit de noces, au lieu de l'ivresse attendue, s'apparente pour elle à un viol. Plus de Grèce ou d’Italie fantasmées, plus de Russie sauvage en guise de voyage de noces, mais la Corse et la profondeur des bleus, la densité des couleurs. Malgré ses allures de voyage idyllique, les désillusions sont à sa porte. Elle n’est plus maîtresse de son argent et d’autres maîtresses, justement, attirent son mari. L’une de ses frasques lui sera fatale. Reportant son affection sur son fils, qu’elle pousse jusqu’à l’idolâtrie, Jeanne connaîtra là encore d’amères désillusions.
Deux voix interchangeables
À l’évocation de la vie, anonyme et banale, de Jeanne, au point que le titre du roman ne porte pas même son nom, s’ajoute la relation entre les personnages, qui partagent le voyage que Jeanne n’aura jamais fait et s’autorisent, le temps d’une pause, quelques chansons venues de Corse, d’Espagne ou d’ailleurs, ou un air de guitare. Ils n’épousent pas, dans leur évocation, la répartition du récit entre les hommes et les femmes selon leur propre genre, ne se glissent pas dans la peau des personnages en fonction de ce qu’ils sont mais au contraire jouent à loisir les inversions de rôles, donnant aux personnages qu’ils incarnent une dimension supplémentaire. Il se fera l’ingénue et l’enthousiaste Jeanne, la suppliante qui voudrait retrouver auprès de son époux les attentions qu’il lui témoignait, elle lui comptera son argent de poche. Tous deux adopteront un parler normand savoureux quand ils camperont Rosalie, la bonne engrossée par le marquis ou les paysans ivres racontant le meurtre du mari et de sa nouvelle maîtresse.
Un commentaire à double détente
Le parti pris de rendre à la fable sa fonction de récit s’accompagne d’un travail sur le rythme et le bruitage effectué par les comédiens. C’est en se frappant la poitrine ou en tambourinant sur la malle que Véronique Boutonnet et Victor Duez transcrivent les battements du cœur ou le déplacement des chevaux galopant de conserve, en usant d’onomatopées qu’ils reconstituent les grésillements du feu brûlant dans la cheminée, introduisant chaque fois la dimension du commentaire et de la perception des choses au cœur du récit. C’est ainsi que le sobriquet affectueux dont Jeanne affuble son fils, « mon petit poulet », donne lieu à un cocasse concert de caquètements saluant ses qualités de coq de village, préoccupé seulement de lui-même, qui entraînera sa mère vers la ruine.
Entre nature et états d’âme, la langue de Maupassant
La nature est à l’image des états d’âme de Jeanne. L’attente de l’amour la projette « sous la cendre lumineuse qui tombe des étoiles », dans « la simplicité suave des nuits d’été ». Le bonheur s’incarne dans le bleu solide et épais de la Méditerranée. On est frappé par la dimension presque rousseauiste du sentiment de la nature qui s’exprime. On pense à Verlaine – « Mon âme est un paysage choisi… ». Car malgré sa narration à la troisième personne, c’est dans la tête de Jeanne que nous sommes, dans sa perception du monde. Et lorsqu’abandonnée, elle glisse dans cette suite indifférenciée de jours, que les nuages ont envahi le ciel, Maupassant recourt, encore une fois, aux métaphores de la nature. « Qu’étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l’air chargé de vie, d’arômes, d’atomes fécondants n’existait plus. […] Les avenues, détrempées par les continuelles averses d’automne, s’allongeaient, couvertes d’un épais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. » On l’aura compris : dans cette évocation distanciée et teintée d’humour d’une vie pour rien, la littérature conserve tout son pouvoir et c’est infiniment plaisant…
Une vie par Véronique Boutonnet, d’après le roman de Guy de Maupassant, Une vie
S Mise en scène Richard Arselin S Avec Véronique Boutonnet et Victor Duez S Collaboration mise en scène Pauline Devinat S Costumes Les Vertugadins S Musique Franck Etenna
Essaion Théâtre – 6 rue Pierre au Lard – 75004 Paris
T. 01 42 78 46 42 Site www.essaion-theatre.com/spectacle/929_une-vie.html
Du 2 décembre au 29 janvier // du jeudi au samedi 19h30, relâche 24/25/31 déc. & 1er jan.