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Arts-chipels.fr

The Card Counter. Une vie de solitude, prise au piège du combat entre tragédie et bonheur.

The Card Counter. Une vie de solitude, prise au piège du combat entre tragédie et bonheur.

Paul Schrader signe un thriller métaphysique, attachant et fort, mettant en scène un personnage qui ne peut échapper à son destin de sang et de violence. Une fois les cartes battues, il n’est guère possible de les rebattre…

Un homme entre dans la chambre d’un motel lambda, quelque part dans une Amérique anonyme. Rien ne le distingue sinon sa présence, refermée sur elle-même, ramassée en elle-même. Il ouvre sa valise, sort méticuleusement une pièce de tissu blanc. On retrouve la chambre un peu plus tard. Les lampes, les meubles, pieds compris, et le lit ont été recouverts de tissu blanc, noyés dans l’abstraction d’une pureté illusoire. Propres. Sans tache. Lui, son nom importe peu. Il se fera appeler William Tell, comme le héros légendaire suisse condamné à viser avec son arc une pomme au-dessus de la tête de son fils, qui se venge en tuant le bailli responsable de l’épreuve. En prison, il a appris à compter les cartes et décidé d’en faire son métier. Il joue au black jack, limite ses gains pour ne pas se faire pincer, va d’un casino à l’autre et d’une chambre sans âme à une autre. Une vie sans histoire dans un monde où tout se ressemble. Un quotidien sans accident, comprimé dans un cadre étroit pour que rien ne déborde. Une double rencontre va le faire basculer.

Cirk (Tye Sheridan) et Will Tell (Oscar Isaac)

Cirk (Tye Sheridan) et Will Tell (Oscar Isaac)

L’ébauche d’un bonheur possible

Un adolescent va venir perturber l’ordonnancement sans accident d’une vie vide. Alors qu’il erre, sa soirée professionnelle achevée, il est happé par une conférence que donne un ancien militaire reconverti en conférencier sur la manière de faire parler par la torture même les plus récalcitrants. Il le connaît mais ne se fait pas connaître. C’est alors que l’aborde un jeune homme, Cirk. Si Will ne le connaît pas, le jeune homme, lui, sait qui il est. Comme son père, il a servi sous les ordres du conférencier qui se fait appeler Gordo. Will, comme son père, a payé au prix fort les actes commis sous ses ordres à Abu Ghraib. Mais Will refuse de se venger et cherche à détourner Cirk de son projet. Il l’entraîne dans sa ronde vaine des casinos et cherche à l’aider. Peut-être ainsi se lavera-t-il de la culpabilité qu’il n’a jamais réussi à chasser. Sur sa route, il rencontre La Linda, une agente de joueurs professionnels qui repère les talents et leur donne les moyens d’accéder à un niveau supérieur de gains. Le trio, chacun poursuivant ses propres intérêts, noue cependant des relations qui deviendront de plus en plus affectueuses et intimes. Les défenses de Will tombent peu à peu, celles de La Linda aussi.

Will Tell (Oscar Isaac) et La Linda (Tiffany Haddish)

Will Tell (Oscar Isaac) et La Linda (Tiffany Haddish)

Le monde du jeu

Paul Schrader dépeint un univers du jeu rendu à une quotidienneté désespérante. Dans le clinquant de pacotille et les éclairages colorés et tape-à-l’œil du monde des casinos – « On a l’impression d’être pris au piège dans la salle de bains de Trump ! » souligne le réalisateur –, il capte les petits riens qui le caractérisent. Les expressions presque imperceptibles des joueurs. Oscar Isaac, à la table, a la fixité, l’impassibilité du regard qui opacifie, occulte la personnalité de Will. Mais Will n’est pas un joueur comme les autres. Il ne se laisse pas griser par la passion du jeu. Jouer est un métier et on peut cependant gagner même si l’on perd, pourvu d’aller assez loin. Chez lui, nulle manifestation de triomphe ou d’agacement. La même neutralité que celle qu’il accorde à son environnement et à sa vie. Au black jack succède, sous la conduite de La Linda, le poker et ses tournois dans des salles immenses où sévit l’imbattable USA au costume de drapeau américain – America for ever, clin d’œil ironique aux exactions commises en son nom par Gordo et ses sbires, dont Will. Là encore, Will se démarque. Il a besoin d’argent pour aider le « petit ». Il arrêtera de jouer une fois son objectif atteint. Là aussi, la rédemption est en route.

Will Tell (Oscar Isaac)

Will Tell (Oscar Isaac)

La « faute » de Will

À mesure que le film avance, les pièces se mettent en place. Le passé de tortionnaire de Will lui saute à la figure sous la forme d’une séquence filmique entièrement fantasmée. Dans un panoramique qui semble se développer comme dans une visualisation à 360° qui tourne sur elle-même, c’est un effroyable spectacle de corps nus et sanglants baignant dans la saleté et les immondices qui se dévoile, rythmé par les coups et les tortures en tout genre. Comme le film de la mémoire qui se décollerait pour venir occuper le premier plan, l’image est déformée, cauchemardesque, obsédante. Cette faute, Will l’a payée par des années de prison, comme le père de Cirk, et les petits ont payé pour les gros. Mais le spectacle reste imprimé au fond de sa rétine, le traumatisme ancré dans sa mémoire. Ce que la société lui a pardonné en le libérant reste impardonnable à ses yeux. Il traîne le sentiment de n’avoir pas été assez puni. Sa méticulosité, son souci de propreté ne lui appartient pas en propre, elle est une métaphore du rapport entre passé et présent – on découvrira dans la maison de Gordo la même obsession maladive de la blancheur.

Will Tell (Oscar Isaac)

Will Tell (Oscar Isaac)

Les voies de la rédemption

Paul Schrader affectionne les trajectoires d’hommes solitaires, pris au piège de leurs traumatismes. Ce n’est pas par hasard que ses références filmiques passent par Dreyer et Bresson – son éducation est marquée par son enfance dans une famille calviniste rigoriste. Le scénariste de Taxi Driver aime gratter les plaies à vif, révéler la soif d’amour, la volonté de salut et les pulsions contradictoires de ses personnages. Will, lui aussi, aimerait croire à un miracle dont l’affection et l’amour sont les clés. Sa rencontre avec Cirk et La Linda a des allures christiques de rédemption. Aime et tu seras sauvé, semble penser le personnage de Will, dont Oscar Isaac livre une interprétation toute en nuances. Le personnage s’engage, son visage s’anime, le sourire apparaît. Mais le destin le rattrape. Il règlera ses comptes, dans la pure tradition du duel seul à seul et à armes égales des héros de western, dans une séquence d’une violence cathartique d’autant plus impressionnante qu’elle n’est pas montrée mais seulement suggérée. Mais ici, la mort n’est pas au bout du chemin. La faute a été lavée et l’espoir prend la forme d’un détail de la Création d’Adam au plafond de la Chapelle Sixtine…

Will Tell (Oscar Isaac)

Will Tell (Oscar Isaac)

Au-delà de la fable, l’Histoire

La musique offre un magnifique écrin à la dimension métaphysique de cette parabole du salut. On n’en oublie pas pour autant ce qui forme le traumatisme originel du personnage de Will : la violence absolue, inique, insoutenable des militaires américains lors de la guerre en Irak, en 2003-2004, dans le centre correctionnel d’Abou Ghraib, qui n’est que la conclusion, en « apothéose », d’une démarche développée en Afghanistan comme à Guantanamo et visant à contourner les restrictions juridiques imposées par la Convention de Genève. Les 44 « incidents » relevés par le rapport Fay Jones, qui constituent la liste non exhaustive des actes de privations sensorielles, de torture, de violences, d’humiliations allant parfois jusqu’au viol et au meurtre, dans leur macabre énumération, font frémir d’horreur. Le film montre que l’Histoire n’est pas une abstraction, un concept, mais une réalité qui pèse sur le destin de ceux qui en ont été les acteurs. Les contraintes qu'elle fait peser sur nous ne nous rendent pas irresponsables, mais parties prenantes et coupables...

Gordo (Willem Dafoe)

Gordo (Willem Dafoe)

The Card Counter. Réalisation et scénario Paul Schrader

S Avec William Tell Oscar Isaac, La Linda Tiffany Haddish, Cirk Tye Sheridan, Commandant Gordo Willem Dafoe S Décors Ashley Fenton S Costumes Lisa Madonna S Photographie Alexander Dynan S Montage Benjamin Rodriguez Jr. S Musique Robert Levon Been, Giancarlo Vulcano S Producteurs Braxton Pope, p.g.a, Lauren Mann, p.g.a, David Wulf, p.g.a S Producteurs délégués Martin Scorsese, William Olsson, James Swarbrick, Anders Erdén, Santosh Govindaraju, Ruben Islas, Stanley Preschutti, Kathryn Moseley, Mitch Oliver, Ken & Liz Whitney S Durée : 113 minutes / Couleur S Nationalité : USA, Grande-Bretagne, Chine S Langue VOST & VF / Sous-titres français S Sortie en France le 29 décembre 2021

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