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Arts-chipels.fr

Phèdre ! Du pouvoir des signes de ponctuation et d’une manière de vivre la langue de Racine

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François Gremaud, en ajoutant un simple point d’exclamation au titre de Phèdre, signe une très belle déclaration d’amour à la magnificence de la langue de Racine en même temps qu’au théâtre.

Phèdre, la dernière tragédie profane de Racine, est l’une des pièces les plus emblématiques de l’histoire du théâtre français. Par sa forme comme par son fond. Elle représente un point d’orgue de l’usage de l’alexandrin au théâtre, ce vers merveille de l’équilibre classique avec son balancement en deux parties égales et ses césures à l’hémistiche. Mais c’est aussi une pièce de la passion, nue, irrépressible, dans un monde encadré, normalisé, classicisé, régi par la verticalité d’un pouvoir absolutiste et absolu, une outrance fichée comme une écharde au plus profond de l’ordre établi. Les chevaliers vertueux, les souverains magnanimes attentifs au sort de leurs sujets et arbitres des passions, ont cédé la place à des êtres déchirés, livrés à leurs déchirements, gouvernés par eux. Histoire de l’âme, histoire de langue, c’est entre ces deux pôles que chemine le point d’exclamation que François Gremaud ajoute à Phèdre.

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Un seul en scène pour une pléthore de personnages

Au centre d’un plateau nu trône une table. Elle n’a pas de style, pas d’histoire, pas d’ornement. Elle est un objet utilitaire. Celui, par exemple, sous lequel se cache Œnone, la nourrice de Phèdre, pour épier ce qui se dit. L’acteur qui va s’emparer de l’espace, Romain Daroles, est tout aussi « nature ». Blue jeans et tee-shirt, un passant comme on en croise tous les jours. Son seul accessoire, c’est un livre sur lequel apparaît le titre du spectacle, Phèdre ! L’ouvrage se métamorphosera, au fil du récit, en couronne dressée sur sa tête pour personnaliser Phèdre, en barbe chenue qu’il agite sous le menton pour désigner Théramène, le gouverneur d’Hippolyte, ou en spallière d’armure inexistante que le vindicatif et guerrier Thésée frappe martialement au niveau de son épaule. À l’acteur seul en scène reviendra aussi la charge de représenter l’auteur – François Gremaud. Volontiers facétieux, ne reculant devant aucun jeu de mots douteux – « J’enracine, Jean Racine » –, devant aucun calembour – « la reine entre dans l’arène » –, utilisant sans vergogne des paroles de chansons populaires pour commenter l’action – « Ils sont venus, ils sont tous là… » ou « Aricie, aussi » – il installe la pièce, nous invite à faire fonctionner notre imagination – « On est au théâtre », pas vrai ?. En même temps il se joue de nous. Est-ce le comédien qui décide de donner à Œnone, la nourrice de Phèdre, un accent marseillais plus vrai que nature ? ou l’auteur qui utilise l’ancrage méridional du comédien pour ajouter une note d’humour ? Quoi qu’il en soit, voilà le spectateur embarqué – que diable va-t-il faire dans cette galère ? – sur de multiples routes qui se croisent et s’écartent pour se rejoindre à nouveau, dans une série de digressions qui mêlent les éléments de compréhension de la pièce de Racine et le commentaire plutôt humoristique qu’en fait « une façon d’orateur ».

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La fable mythologique

L’air de ne pas y toucher, François Gremaud nous entraîne dans les méandres des origines mythologiques des différents personnages, ce qui n’est pas simple. Se repérer dans le passé de Phèdre, fille de Minos et de Pasiphaé – qui étaient-ils et en quoi cela a-t-il une importance ? ; naviguer dans l’histoire de Thésée – depuis son aventure dans le labyrinthe, où il se repère grâce au fil d’Ariane, soit dit en passant sœur de Phèdre, il ne se comporte pas vraiment en gentleman ; prendre la mesure de la naissance d’Hippolyte, fils de Thésée et d’une Amazone – la tante putative de Wonder Woman, nous commente-t-on – engendrée par Arès ; comprendre pourquoi Aricie représente politiquement pour Hippolyte l’interdit absolu, c’est se promener dans une forêt touffue qu’il convient d’éclaircir pour prendre la mesure des personnages, de leurs relations et de leurs conflits.

Une interprétation schématisée des personnages

Romain Daroles se dépense sans compter, le dos cassé avec sa barbe de livre qu’il feint d’oublier de mettre de manière répétée quand il interprète Théramène, dans les pudeurs de jeune fille d’Aricie, les hésitations d’Hippolyte à s’opposer à son père, ou les vapeurs de Phèdre livrée à sa passion délirante. Il se métamorphose en Thésée américanisé façon GI en utilisant un timbre de voix rogue et l’accent qui va avec. Son livre s’abat sur son front pour marquer la désolation ou la mort. Il arpente la scène, nous parle de catharsis et de sublimation des passions, force le trait pour nous décrire le comportement de la néfaste Œnone, s’amuse des personnages qui font une apparition subreptice tels les Gardes ou le personnage de Panone, placé là pour n’annoncer que des mauvaises nouvelles. Phèdre !, avec son point d’exclamation devient une comédie, mais pas seulement.

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La langue de la tragédie, pourtant

Ce qui transparaît sans cesse dans cette mise à distance, c’est l’admiration de François Gremaud – dans laquelle on ne peut que se reconnaître – devant la maîtrise dont fait preuve Racine dans le maniement de la langue. Il n’est pas seulement question d’alexandrins dont on raconte l’histoire et de rimes – masculines ou féminines, définies au passage – ou même d’équilibre – le coup de théâtre du retour de Thésée qu’on avait cru mort intervient au milieu exact de la pièce. Il y a de la fascination devant la manière dont Racine utilise la langue pour produire de la beauté, devant la mécanique et les artifices qu’il utilise et qui mènent au sublime. C’est dans cet amalgame insolite et inspiré entre comique et tragique, texte et commentaire, évocation des procédés stylistiques et poésie pure que s’édifie le point d’exclamation de François Gremaud où prend place le théâtre. Une formule de théâtre sur le théâtre que le plaisir traverse de part en part, pour notre plus grand bonheur…

Phèdre !

Durée 1h45 Texte François Gremaud d’après Jean Racine Concept & mise en scène François Gremaud Assistant à la mise en scène Mathias Brossard Lumières Stéphane Gattoni Avec Romain Daroles Production 2b company. Production déléguée Théâtre Vidy-Lausanne. Avec le soutien de Ville de Lausanne – Canton de Vaud – Loterie Romande – Pour-cent culturel Migros – Pro Helvetia, Fondation suisse pour la Culture – Hirzel Stiftung – CORODIS – Une fondation privée genevoise Théâtre. Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris – Festival d’Automne à Paris.

TOURNÉE

27 février — 4 mars 2023 La Garance, Scène Nationale de Cavaillon (FR)

2 — 11 juin 2023 Théâtre de Vidy-Lausanne (CH), relâche les 4 et 5

 

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