16 Décembre 2021
Évoquer les camps de concentration sans marcher sur les traces de dizaines d’autres films déjà tournés sur le sujet est devenu difficile. Vadim Perelman en propose une vision inédite, d’une approche plus complexe.
En 1942, Gilles, un jeune juif français est arrêté par la Milice. Mais alors que ses camarades sont emmenés en forêt pour être abattus, il sauve sa peau en clamant qu’il n’est pas juif, mais Persan. Il est épargné, envoyé dans un camp et promis, comme chacun des prisonniers, à une mort plus ou moins rapide en raison de la malnutrition et des mauvais traitements. Mais l’un des chefs du camp, Koch, au nom prédestiné, pense à l’après-guerre. Passionné de cuisine, il ambitionne d’ouvrir un restaurant allemand en Iran, où vit son frère. Il se met en tête d’apprendre le farsi et Gilles, qui deviendra son professeur, s’enfonce dans le mensonge pour sauver sa peau. Nuit après nuit, il invente une langue, faisant un prodigieux effort de mémoire pour retenir les mots qu’il a créés. Pour disposer de lui, Koch l’a commis aux écritures des entrées de prisonniers dans le camp. Il utilisera les noms des prisonniers pour construire un corpus de mots « persans » de macabre mémoire…
À la frange entre réalité et fiction
Cette histoire qui peut sembler invraisemblable est tirée d’une nouvelle de Wolfgang Kohlhasse, elle-même inspirée d’autres histoires similaires qui puisent dans la réalité pour mettre en scène des juifs qui, à force d’ingéniosité, réussissent à survivre. Mais au-delà du caractère anecdotique de la fable qui sous-tend l’histoire, c’est la réflexion sur le comportement humain qui est mise en lumière. Le scénario offre à Vadim Perelman l’occasion de dresser un portrait des camps qui recoupe complètement les témoignages qu’en ont rapporté les survivants. Des témoignages remontent à la mémoire. Le livre bouleversant de Primo Levi, Si c’est un homme, qui relate son emprisonnement à Auschwitz, mais aussi les témoignages issus du procès de Nuremberg ou de celui de Klaus Barbie viennent bien sûr à l’esprit. Vadim Perelman s’inspire du fonctionnement du camp de « transit » de Natzweiler Struthof, situé entre la France et l’Allemagne, dans le nord-est de la France, dont on sait aujourd’hui qu’il était en fait un véritable camp de concentration. Il recherche l’image juste, réaliste, en se basant sur une recherche documentaire, les photos et les séquences vidéos qui ont été conservées. Pour les portes d’entrée du camp, il reprend celles de Buchenwald portant sur le fronton la mention « Jedem das Seines » (« à chacun son dû »). Les dortoirs où vivaient les prisonniers entassés, les conditions d’incarcération, la faim et les mauvais traitements – cruauté et atrocités en prime – ne sont pas oubliés. Mais si les montrer renvoie au nécessaire devoir de mémoire, là ne réside pas l’originalité du film.
Une histoire en noir et gris
Face aux prisonniers auxquels a été déniée toute qualité humaine se dressent d’autres hommes, les soldats qui les gardent. L’un des intérêts du film est de montrer qu’on y retrouve tout l’éventail de l’espèce humaine, avec ses contradictions. Les plus cruels sont de bons pères de famille, soucieux de leurs proches, aimants, souffrant du mal du pays. Pour retrouver un peu de leurs racines, on les voit reconstituer entre eux leur paradis perdu à coups de bières, de pommes de terre, de saucisses et de chansons du pays entonnées à tue-tête. Quel ressort fait ainsi basculer ces hommes qui nous ressemblent dans l’inhumanité ? À quel moment et en vertu de quel déclencheur se muent-ils en monstres oublieux d’une éducation faite du respect et de la courtoisie des relations humaines ? Envie, haine, jalousie, désillusion, aigreur, goût du lucre provoquent une levée des interdits qui pourrait résider en chacun de nous. Le sens de l’obéissance – cet argument reviendra dans la bouche de nombre de tortionnaires lors de leur procès – et l’impunité qu’elle procure font le reste. L’ordinaire dans lequel ils s’inscrivent nous oblige à nous interroger sur nous-mêmes.
Survivre au-delà de l’inhumanité
Les hommes se battant pour une pomme de terre crue à demi pourrie ou un quignon de pain moisi sont l’autre face du macabre héritage que nous ont légué les nazis. Le film nous fait pénétrer dans l’intimité de l’horreur. Dans ce moment unique où, si les tortionnaires cessent d’être des hommes, les prisonniers, devenus race « inférieure » assimilable à l’animal, deviennent eux aussi, poussés par la nécessité, des non-hommes, préoccupés de leur survie et de rien d’autre. Les kapos, recrutés parmi les prisonniers, délateurs en puissance et eux aussi bourreaux, en sont un exemple éclairant, mais ils ne sont pas seuls. Dans le dénuement absolu et la privation où ils se trouvent, les prisonniers, eux aussi, abandonnent toute humanité. La loi du chacun pour soi les rend à une animalité où l’on est prédateur ou proie, et où la solidarité n’existe pas. Gilles, à sa manière, entre dans ce système en tenant le décompte déshumanisé et macabre des entrées et « sorties » des prisonniers dans un registre qui sera détruit lors de l'abandon du camp par les Allemands, en assistant en silence aux maltraitances subies par les autres et auxquelles il échappe en partie. Balloté par un destin qu'il accepte, tête basse, il garde une conscience qui lui sauvera, peut-être, la vie.
Un dindon de la farce, la farce en moins
Le film suit l’évolution des rapports entre Gilles et Koch au fil du temps. La terreur de Gilles, victime de malveillance, d’être démasqué, ses stratégies pour ne pas être pris en faute devant la suspicion de Koch, la manière dont, chaque nuit, il crée et mémorise ces mots qu’il craint à tout moment d’oublier et dont le nombre croît chaque jour davantage. Si Gilles ne se départit jamais de sa méfiance même si, progressivement, il prend des libertés – très contrôlées – en questionnant Koch, le commandant, à l’inverse, s’humanise progressivement dans leur relation mutuelle. Le nazi très rigide aux colères violentes et soudaines cesse de le considérer uniquement comme sa « chose », se transforme progressivement, face à lui, en homme, lui ouvre ses rêves, se fait appeler par son prénom. Il lui sauvera même la vie lors de la débâcle alors que lui-même paiera au prix fort, dans une fin inattendue, la confiance qu’il a accordée. Rien n'est d'un bloc. Rien n’est tout blanc, ni tout noir, il n’y a que des humains en proie à leurs contradictions. Et des fautes qui ne se pardonnent pas…
La question de la culpabilité
Pris par les Alliés et interrogé, Gilles en fuite, considéré comme un suspect potentiel, ne devra son salut qu’à la mémoire gardée de ses leçons « persanes ». La boucle se referme sur cette réflexion non manichéenne et peu sécurisante qui interroge la nature de l'homme et la culpabilité. Face au comportement de Gilles, on se demande ce que nous aurions fait, placés dans la même situation, et ce qui en aurait résulté. Comment parvenir à continuer de vivre après avoir été le témoin passif de toutes ces horreurs et en avoir été, même à son corps défendant, le complice ? Comment supporter de se regarder en face quand on se souvient des compromissions qu’on a acceptées ? Comment se laver de la culpabilité d’avoir été un survivant ? C’est cette difficulté qui conduira certains rescapés des camps, incapables de se reconstruire une vie d’après, au suicide. Et les soldats qui furent les exécutants de ces atrocités n'ont-ils pas eu, eux aussi, de mauvais rêves ? Sans doute, au moins pour certains... Au-delà de l’Histoire, il y a les hommes et leur conscience. Et cette conscience-là, on ne la raye pas d’un trait de plume. Oublier ne figure pas parmi les possibilités…
Les Leçons persanes - 2019 - Drame - Russie/Allemagne/Biélorussie - 2h07 - Sortie nationale le 19 janvier 2022
S Réalisation Vadim Perelman S Scénario Ilya Zofin S Avec Gilles Nahuel Pérez Biscayart, Koch Lars Eidinger, Max Jonas Nay, Elsa Leonie Benesch, Commandant Alexander Beyer, Jana Luisa-Céline Gaffron, Paul David Schütter S Décors Dmitriy Tatarnikov, Vlad Ogai S Costumes Alexey Kamyshov S Son Boris Voyt S Maquillage Ekaterina Odintsova S Montage Vessela Martschewski, Thibault Hague S Musique Evgueni Galperine, Sacha Galperine S Photographie Vladislav Opelyants S Production déléguée Daniil Makhort S Coproduction Ilya Dzhincharadze, Elizaveta Chalenko, Sol Bondy, Jamila Wenske, Leonid Shpolskiy, Galina Malysheva, Dmitry Malyshev, Vladimir Staetski, Mikhail Gilman, Maria Zatulovskaya S Production Hype Film, LM Media, Ilya Stewart, Murad Osmann, Pavel Buria, Ilya Zofin, Vadim Perelman, Timur Bekmambetov, Rauf Atamalibekov