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Arts-chipels.fr

J'ai saigné. Passent les jours, passent les nuits, au pays des corps et des âmes meurtris.

©Alban Van Wassenhove

©Alban Van Wassenhove

C’est seulement près de trente ans après – et une guerre de plus – que Blaise Cendrars rapporte dans ses Mémoires la blessure qui lui valut l’amputation de la main droite lors de son incorporation volontaire dans l’armée française en 1914. Une plongée saisissante dans les terribles conséquences humaines de la Première Guerre mondiale.

Dans un coin du plateau, à jardin, un lit de fer, rouillé. Une chaise jetée à terre et quelques pierres, vestiges probables d’un bombardement. Une petite table porte une carafe d’eau type collectivité, et un verre. La désolation est perceptible dans cet univers où la fatigue et l’usure semblent de mise. Il entre, lui, Cendrars, en costume de ville. Seule sa main gauche est visible. Normal, il a pris un éclat d’obus qui lui a arraché la droite. C’est cette histoire qu’il va nous raconter, ou plutôt celle de son évacuation vers l’arrière et de sa convalescence, physique comme morale, au milieu des mutilés en tout genre, des traumatisés qui ont perdu la parole et des mourants dont il voit les derniers instants. C’était en 1915, en Champagne, on avait décrété une énième offensive, pour quelques mètres de terrain, comme toujours grignotés puis reperdus. Une tentative infructueuse, ratée, meurtrière.

©Alban Van Wassenhove

©Alban Van Wassenhove

La dimension humaine de la guerre

Cendrars nous présente l’autre face de la guerre, celle des récits de poilus que la censure éliminait des correspondances, celle qu’on ne disait pas et que les rescapés, eux aussi, ont tue à leur retour. Celle des gueules cassées, des visages rafistolés ou masqués pour qu’on ne les voie plus, des amputés à la va-vite dont les pansements pissent le sang, des blessés sur les brancards parce qu’on n’avait plus de lit et qu’on les entassait pêle-mêle, sanguinolents et gémissants, au milieu de vieilles chaudières ou de pièces de machine désaffectées, dans l’attente de la « fenêtre » entre deux convois d’armement, qui permettrait de les évacuer. Nous voici un soir d’octobre, avec la pluie qui tombe sans discontinuer et transforme le sol en bourbier. L’autre face de la fleur au fusil, l’envers du décor qui dévoile des ruines et des hommes, atteints dans leur chair, marqués indélébilement s’ils ont la chance de survivre. D’une voix sans affect, comme s’il énonçait une histoire presque banale, Jean-Yves Ruf nous plonge dans l’horreur de ces hommes qui crient « maman » et qu’on est content de ne plus entendre parce qu’ils sont morts, dans les hurlements, les plaintes dont on voudrait faire abstraction mais qui sont là, et qui agacent ceux qui restent.

©Alban Van Wassenhove

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Une convalescence en forme de renaissance

Cendrars dit le long calvaire de l’évacuation dans des véhicules vétustes sur des terrains défoncés, sa souffrance si vive qu’elle n’avait plus rien d’humain et son arrivée, dans un hospice religieux où on l’abandonne nu, « humilié en toute impunité », seul et dans le silence, où il rencontre pour la première fois, l’humanité et la compassion. Il évoque de manière théâtrale l’apparition, dans « un frissoulis de robes, le tressaillement d'un chapelet et de menus médailles et, comme un grignotement de souris dans le silence, un pas furtif qui glissait dans l'escalier », de sœur Philomène, qui s’évanouit à sa vue. Il dit le dévouement des soignants, en particulier de l’infirmière-major, Madame Adrienne qui s’obstine, envers et contre tout, au-delà de la fatigue et du découragement, à tenter de maintenir en vie des cas désespérés ou d’offrir à ceux que la guerre a rendus fous, qui portent en eux des plaies qui ne sont plus physiques mais mentales, le moyen, fragile et fragmentaire de reprendre pied en leur tendant la main. C’est ainsi que Cendrars se retrouve compagnon de chambre d’un jeune berger criblé d’éclats d’obus à qui il raconte des histoires sans effet, mais qui se montre plus impressionné par la volonté farouche du poète de remettre son corps en état en boxant la vie avec son moignon à défaut de sa main. Ainsi aussi qu’il accompagne un maréchal des logis gigantesque et bonhomme qui semble s’être débranché du monde et a perdu la parole. Dans cet univers où les autorités médicales sont à la hauteur de l’incompétence des militaires, les jours succèdent aux nuits et les nuits au jours dans un long défilé que la lumière traduit.

©Alban Van Wassenhove

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Un récit en eaux littéraires

Jean-Yves Ruf garde tout au long du spectacle, cette manière de « quotidianiser » le récit de Cendrars, qu’il restitue dans son intégralité. Sans indignation manifestée ni pathos, il s’insère dans cette parole où le processus d’accumulation fait revivre la longue litanie des souffrances. L’ambulance cahote, ricoche, brinquebale et carambole, arrachant aux blessés des cris de douleur, les senteurs mêlent le camphre, le phénol, la pourriture et les odeurs d’excréments, les blessés sont hébétés, hâves, aveugles, insensés, les yeux disent « faim, soif, besoin »… Les qualificatifs s’empilent, les verbes se succèdent dans une énumération terrible que leur énonciation dépassionnée mais non dépourvue de distance critique rend plus épouvantable encore. Sur cette route parsemée de douleurs où « si l’on conçoit l’infini, c’est que la douleur est infinie », les bons mots ne sont pas absents cependant, tel ce chauffeur d’ambulance qui s’apitoie sur son sort de charrieur de cadavres en puissance en déclarant « J’suis mécano, moi, j’étais pas dans la boucherie. » La vie palpite dans la manière qu’a Cendrars de croquer ses personnages. Ils sont humains, et non des abstractions, ils sont victimes de chair et de sang et non dommage collatéral. Alors que les derniers poilus ont disparu et que le discours « officiel » a été battu en brèche, le texte de Cendrars, souligné par l’économie de moyens de la mise en scène,  nous renvoie à la question première que suscitent les guerres : que deviennent les hommes quand les nations combattantes les ont privés de leur humanité ?

©Alban Van Wassenhove

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J’ai saigné de Blaise Cendrars

S Comédien Jean-Yves Ruf S Mise en scène Jean-Christophe Cochard & Jean-Yves Ruf S Scénographie et costumes Aurélie Thomas S Création lumière Christian Dubet S Régie générale Arno Seghiri S Production Chat Borgne Théâtre S Coréalisation Les Plateaux Sauvages S Coproduction Le Préau – Centre Dramatique National de Normandie-Vire et Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône S Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages S Soutiens DRAC Grand-Est, Région Grand-Est Créé le 3 décembre 2020 à Montchauvet – CDN de Vire-Normandie avec la collaboration du Parc naturel régional des Marais du Cotentin – représentation confidentielle (Covid)

Calendrier

Novembre 2021 en décentralisation avec le Préau – CDN de Vire (Montchauvet 9/11 : 20:30 ; Domfront 12/11 : 14:00&20:30 ; Torigny 16/11 : 14:00 ; Sourdeval 18/11 : 20 :30)

Du 29 novembre au 12 décembre 2021 (19h du lundi au vendredi, 16h le samedi)

Les Plateaux sauvages – 5, rue des Plâtrières – Paris 20e

https://lesplateauxsauvages.fr/jean-yves-ruf-21/ Tél. 01 83 75 55 70

Les 1er et 2 mars - La Maison des Arts du Léman - Thonon

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