18 Décembre 2021
Ce spectacle entièrement plongé dans un clair-obscur entraîne le spectateur dans une désorientation analogue à celle qu’on pourrait éprouver à vivre au fond d’une caverne dépourvue de lumière naturelle. Une expérience troublante sur la nature du temps, mais pas entièrement convaincante.
Dans le noir, un échange radio se déroule. « Allô la surface ? » dit une voix. C'est celle de Michel Siffre, enfermé volontaire au plus profond d’une grotte où ne parvient plus la lumière naturelle, dépourvu de tout moyen de compter le temps hormis les battements de son cœur et les rythmes que lui impose son corps pour les besoins de sa survie. Les personnages qui se dessineront dans une semi-obscurité seront ceux d’une mère et de son fils, explorant les différentes dimensions du temps et de son corollaire, l’espace.
Entre recherche scientifique et exploration artistique
La pièce fait écho aux recherches scientifiques actuellement menées sur le temps. Questionner le temps, c’est questionner notre rapport au monde. Au temps défini par les physiciens, mesuré par les horloges atomiques, irréversible et indissociable de l’espace et intimement lié à l’évolution de l’univers, s’ajoutent d’autres notions du temps, définies par les neuroscientifiques, les chronobiologistes et les psychologues. Les rythmes biologiques propres au corps tels que le sentiment d’avoir faim ou le besoin de dormir, mais aussi une appréhension du temps plus fluctuante, plus mobile, plus relative. D’où nous vient l’idée que parfois le temps ne passe pas, ou qu’au contraire il va trop vite, que nous revenons en arrière en revivant des situations que pensons avoir déjà vécues ? Le temps est au cœur de notre manière d’appréhender le monde. Il y a le temps après lequel on court, celui qu’on perd, celui qu’on gagne et celui qu’on mesure, montres au gousset ou au poignet, tel le lapin d’Alice, ou horloges qui trônent dans nos intérieurs, égrenant le temps dans leur tictac incessant. Et puis il y a l’autre, le temps du rêve qui condense l’impression d’avoir vécu des siècles en une fraction de seconde ou d’avoir vu le temps s’étirer interminablement. Celui du sommeil paradoxal qui ouvre les vannes à un autre monde où les lois qui gouvernent notre existence n’ont plus cours. Ce carambolage des notions, la relation qu’elles entretiennent est au cœur du spectacle.
Dans la nuit des temps, la caverne
Pour traduire la désorientation qui se crée dès lors qu’on cesse de considérer le temps comme une notion purement mesurable et qu’on prend en compte toutes ses dimensions, la Compagnie 14:20 choisit, sur les traces de Michel Siffre, dont on entend le témoignage en voix off, d’installer l’action dans un non-lieu, dans un espace fermé sur trois côtés par des parois qui rappellent celles d’une caverne – en référence à l’expérience de Michel Siffre mais aussi à la Caverne de Platon où siègent les Idées. Un espace neutre, où le temps ne passe pas, ou pas de la même manière, mais aussi une sorte de matrice originelle dans laquelle le personnage est installé. La figure de la Mère, qui se déplace lentement et en silence, rappelle cette présence presque immémoriale qui nous renvoie à l’origine.
Science et nouvelle magie
C’est entre tous ces temps qu’Æon chemine, d’un intérieur d’appartement puisant son inspiration dans l’œuvre du peintre danois Vilhelm Hammershøi où le temps semble comme suspendu dans une éternité de gestes simples, ordinaires, jusqu’à la caverne, lieu de projections à l’infini nées de la « disparition » du temps. La désorientation du spectateur passera par un dispositif complexe né de combinatoires d’effets liées à l’utilisation d’un arsenal de dispositifs techniques. À l’éclairage interactif qui permet au danseur de contrôler l’allumage et l’extinction des lumières, utilisé en déconnectant la lumière du suivi de l’action chorégraphique – elle apparaît et disparaît sans qu’une raison « objective » motive le changement – s’ajoutent des procédés stroboscopiques qui désarticulent-réarticulent le mouvement, un travail sur les ombres et les reflets qui se dédoublent et se démultiplient, troublant l’approche du mouvement et notre perception de la réalité, ou la déconnection avec le réel qui intervient lorsque que tout à coup, le personnage entre en lévitation et se délivre de la gravité avant de retomber dans une chute qui s’étire.
Pour fascinante qu’elle soit, si on en accepte le ralentissement volontaire, la proposition laisse cependant un sentiment de manque. Est-ce la perturbation du concept de durée, d’absence d’évolution dans le temps, qui le provoque ? Est-ce l’abstraction par trop grande du propos, même si le dispositif vise à lui donner une forme concrète ? Ou tout simplement l’impression que, si l’on explore le champ scientifique de belle façon avec la chorégraphie, la face du rêve manque de présence ? On aurait aimé que, dans cette désarticulation du temps, l’alliance entre recherche, philosophie et art s’accompagne de quelques très beaux textes de la littérature où le songe et la perturbation du « réel » occupent la première place. Qu'un peu de chaleur humaine, peut-être, y pénètre...
Æon. La nuit des temps - Écriture AragoRn Boulanger, Clément Debailleul, Elsa Revol
S Mise en scène Clément Debailleul S Chorégraphie AragoRn Boulanger S Lumière Elsa Revol S Scénographie Benjamin Gabrié S Équipe technique Cie 14:20 S Avec Le fils - AragoRn Boulanger, La mère – Armelle Bérangier S Textes Christophe Galfard, Michel Siffre, Virginie Van Wassenhove S Voix Marco Bataille-Testu S Collaboration scientifique Christophe Galfard, Alice Guyon, Virginie Van Wassenhove S Régie générale Mickaël Marchadier S Régie plateau : Marco Bataille-Testu S Administration, production, diffusion La Magnanerie S Création printemps 2021