6 Novembre 2021
Ce beau spectacle japonisant, qui se situe au point extrême de bascule entre la vie et la mort, offre une exploration du ressac de la vie dans la lenteur envoûtante d’un temps distendu.
Le vieil Eguchi va mourir. Il est au bout de sa course et a rejoint une clinique suisse où doit s’effectuer sa séparation d’avec la vie. Au seuil de cette grande porte, dont peu sont revenus pour décrire ce qui se trouve l’autre côté, il s’offre un dernier voyage, analogue aux expériences de mort imminente décrites par ceux qui les ont vécues. Dans le temps démesurément allongé des fractions de secondes qui le séparent de la mort, défile toute une vie de souvenirs accumulés. Passé et présent se télescopent dans un monde à la temporalité abolie.
La source romanesque des Belles endormies
La trame des souvenirs d’Eguchi appartient au roman de Yasunari Kawabata, les Belles endormies. Dans le roman, c’est la curiosité qui mène le vieil homme vers cette demeure étrange de bord de mer où des vieillards retrouvent les plaisirs disparus de leur corps à bout de souffle en passant la nuit auprès de très jeunes filles endormies par de puissantes drogues. La morale n’a pas cours dans cet univers où viol, même non consommé, et troubles non exempts d’un soupçon de nécrophilie, même fantasmée, se mélangent. Car la frontière entre l’immobilisme de ces corps abandonnés au bon plaisir de leurs acheteurs et la mort est mince, tout autant que celle entre le frémissement qui les anime et les appétits sexuels qu’ils déclenchent. L’impavide quiétude de ces corps silencieux et sans défense, que l’on dénude et que l’on caresse, renvoie ces hommes fatigués à la mémoire de leur beauté et de leur vigueur disparues. Les souvenirs remontent à la surface. Eguchi se remémore. Les prostituées qui ont émaillé sa vie. Les autres femmes aussi. Il plonge de plus en plus profond dans le passé. Il revoit sa propre épouse enceinte, remonte encore le temps jusqu’à son origine : le ventre maternel. Yoshi Oïda, dont le parcours chez Peter Brook est connu, lui apporte sa fragilité doublée d’énergie et cette langue japonaise, gutturale, qui roule au fond de sa poitrine comme un rocher furieux.
Un propos théâtral dans une théâtralité romanesque
Au roman, la pièce ajoute le niveau de la fin de vie programmée. Entre l’hôpital où le vieillard est accueilli et la maison de plaisirs, les frontières deviennent floues, les temporalités se mêlent. Effet de son délire des derniers instants ou réalité, la clinique qui l’accueille devient ce curieux bordel peuplé de belles endormies, les images se rejoignent. La responsable qui accueille Eguchi en Suisse et veille à son bien-être et la patronne de la maison de plaisir se confondent. Ce sont les rues de Tokyo, actuelles, qui apparaissent dans les visions d’Eguchi et le ramènent à son passé. Les images se heurtent. Prostitution ancienne et moderne se fondent tandis que les fantômes des femmes disparues dont on ne sait plus à quel registre du fantasme elles appartiennent adoptent le glissement presque imperceptible sur le sol, la lenteur de la gestuelle et le jeu avec le masque du théâtre nô. La musique participe de cette perte des repères, utilisant des instruments traditionnels dont elle détourne l’usage.
Entre rêve et réalité
On retrouve l’atmosphère visuelle des Contes de la lune vague après la pluie, avec ses ambiances noyées de brume, de ciel et d’eau où fantastique et réalisme se mêlent inextricablement, ou les scènes de la Vie d’O’Haru, femme galante, du même Mizoguchi. Se superpose au doux balancement des vaguelettes qui dit le Japon éternel, immémorial, la trépidation de la vie japonaise contemporaine, dans le clignotement incessant des publicités lumineuses et la hâte indifférente des passants. Mais l’histoire d’Eguchi se détache du réel et le vieillard erre à la frontière entre des mondes où l’imaginaire, la réalité, le souvenir se confondent. Le spectateur se trouve plongé dans un rituel dans lequel chaque mouvement, chaque déplacement fait partie d’un cérémonial auquel il est convié. Comme si se détacher de la vie, ultime étape d’un long parcours, devait s’accompagner de sa magnification par le rituel. À la fin cependant, c’est encore le théâtre qui gagne. Les comédiens échangent leur costume contre leurs habits de ville tandis que la lumière baisse. Tout ceci n’était qu’illusion. La représentation est terminée...
Sleeping. D’après les Belles endormies de Yasunari Kawabata © 1960, ayants-droits de Y. Kawabata
S Mise en scène Serge Nicolaï S Co-direction artistique Jennifer Skolovski S Assistante mise en scène et production Vittoria Maria Bellingeri S Adaptation texte Serge Nicolaï, Yumi Fujimori S Jeu Yoshi Oïda, Yumi Fujimori, Carina Pousaz, Jennifer Skolovski S Musicien Matthieu Rauchvarger S Scénographie Clémence Kazemi, Serge Nicolaï S Création lumière Marco Giusti S Création son Emanuele Pontecorvo S Images Sébastien Sidaner S Régie Patrick Jacquérioz S Surtitres, traduction Dóra Kapusta S Conseillère sur le travail corporel Takako Ogasawara S Conseillère sur le thème « fin de vie » Rita Bonvin
Présenté (tournée à suivre)
Automne 2021 Théâtre du Crochetan (surtitré français, Monthey, CH)
Le 13 novembre Théâtre de La Madeleine Troyes (FR)
Du 9 au 18 octobre ZeughausKultur Brig (CH)
Du 21 au 23 octobre Théâtre Le Crochetan (CH)
Du 26 octobre au 6 novembre Le Monfort (FR)
Le 13 novembre Théâtre de La Madeleine Troyes (FR)