15 Novembre 2021
Vingt ans après sa première création, Emmanuel Demarcy-Mota reprend, avec les même comédiens, la pièce culte de Pirandello, fondatrice du théâtre moderne. Une vieille dame centenaire qui n’a pas pris une ride, dans une interprétation inspirée.
Lorsque le plateau s’éclaire, il dévoile une scène qui pourrait être tirée d’un film néoréaliste italien. Une femme est attablée devant une machine à coudre. Pas très loin d’elle, un peintre en bâtiment passe nonchalamment une couleur imaginaire sur un mur en fredonnant Santa Lucia, une chanson napolitaine créée en 1849, la première à avoir été adaptée en italien lors du Risorgimento, comme un symbole du mouvement qui porta la Péninsule vers l’unité nationale. Au premier plan, un technicien, insoucieux de la perturbation causée par son activité, enfonce des clous dans un morceau de bois. Nous sommes sur un plateau de théâtre, bientôt envahi par les comédiens, assistants et autres. On attend le metteur en scène, tyrannique, comme il se doit… Mais voici que s’invite inopinément sur la scène un groupe compact, qui s’avance comme une assemblée de spectres aux visages blafards. Il y a là deux hommes dont un âgé, deux femmes et deux enfants, garçon et fille, en habits de deuil. Ils sont les Personnages, à la recherche de l’Auteur qui racontera leur histoire, une histoire sordide où pauvreté, haine familiale, prostitution et suicide ont leur part. On veut les chasser. Ils s’incrustent et réussissent à capter l’attention du Directeur, qui va leur permettre d’aller au bout de leur histoire.
La mise en abîme du théâtre
Contrairement à l’Illusion comique de Corneille, où le procédé du théâtre dans le théâtre n’est dévoilé qu’à la fin, ou chez Shakespeare où l’analogie entre la vie et le théâtre est mise en relief, ici le théâtre se choisit – ou est choisi par l’auteur – comme sujet premier dès l'origine. Non seulement le lieu est défini comme une scène de théâtre sur laquelle évolue la population traditionnelle du plateau et sur lequel on est en train de répéter, mais des Personnages, par définition imaginaires, créations de l'esprit enfermées dans un rôle, y sont introduits. Alors même qu’ils prétendent apporter le réel sur le plateau du théâtre, ils ne sont eux-mêmes que des fictions, de ce fait nécessairement portées par des comédiens. Nous voilà pris dans un jeu de reflets où le théâtre ne cesse de s’interroger lui-même et nous interroge en même temps sur la porosité permanente entre le réel et sa représentation, la vie et le théâtre.
Six personnages objets de scandale
La pièce est créée à Rome, au Teatro Valle, en 1921. Les pièces, à cette époque, ne s’écartent pas d’une certaine tradition : décors « réalistes », personnages en costume d’époque, fable où les comédiens incarnent les personnages. Mais ce n’est pas le cas ici. Une absence de décor, un machiniste sur scène, des acteurs en tenue de ville, un directeur qui y va de sa provocation en lançant : « Que voulez-vous que j’y fasse si […] nous en sommes réduits à monter des pièces de Pirandello ! Des pièces, exprès pour que les acteurs, les critiques ni le public n’y trouvent aucun plaisir ? », il y a de quoi ulcérer une partie des spectateurs. Les bien-pensants font le charivari, hurlent, sifflent, s’époumonent. Ils traitent l’auteur de « bouffon », crient « à l’asile », le poursuivent même hors du théâtre à la fin de la représentation. Face à eux se dresse une jeunesse qui applaudit à s’en abîmer les mains et grimpe sur les fauteuils pour boxer les contempteurs. Le spectacle est dans la salle au moins autant que sur scène où les comédiens essayent en pure perte de surmonter le vacarme des vociférations et des applaudissements. On pense au chahut qui marqua un siècle plus tôt la création d’Hernani, de Victor Hugo, avec ces « Jeune-France » enthousiastes lancés aux trousses des « parapluies », des bourgeois conservateurs. Avec les Six personnages, c’est bien une querelle des Anciens et des Modernes version XXe siècle qui se joue…
Acteurs et personnages : deux groupes distincts
La mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota donne la mesure de la complexité du propos. Dans une Italie fantasmée, comme un clin d’œil, elle met en place deux groupes qui pourtant appartiennent à la même espèce bien que l’un se définisse du côté du théâtre et l’autre dans la sphère des personnages. La famille qui compose les Personnages apparaît comme un bloc, une unité indestructible. Ils forment une montagne, une pyramide de visages et de corps, indissolublement liés quoiqu’ils se déchirent, se lancent à la figure leurs comportements, leur abjection fondamentale – mère maquerelle, fille livrée à la prostitution, père indigne et incestueux... Ils se groupent sur le même praticable, s’asseyent les uns près des autres pour regarder les comédiens qui doivent les interpréter. Ceux-ci, d’abord éparpillés sur le plateau – après tout, ils sont chez eux – réagissent à l’agression de l’irruption intempestive des Personnages. Eux aussi font corps.
La mise en scène du réel
Mais Pirandello choisit de corser l’affaire. Le directeur-metteur en scène, pris de passion pour l’aventure des personnages, décide d’en faire une pièce qu’interpréteront ses comédiens. Bien vite des divergences apparaissent sur la question de l’interprétation. Les Personnages réclament une copie conforme de « leur » réalité, ce qui est bien sûr impossible car les acteurs ne sont pas eux, mais autres, différents. Les comédiens se glissent derrière ou à côté des personnages pour en capter les mimiques, en reprendre la gestuelle et n’offrent souvent qu’une version affadie de ce que les personnages, pris dans le tourbillon de leurs passions, délivrent avec force. Parce que les règles ne peuvent être les mêmes et que la re-création n'a que faire d'être l’exact reflet de la réalité.
Le jeu des boîtes
Dans ce retour du théâtre sur lui-même, ne manquait que l'évocation d’un autre théâtre que celui qui est montré, lui-même déjà commentaire du théâtre sur le théâtre. C’est ainsi qu’apparaît sur le plateau une autre scène, qui s’apparente au théâtre de tréteau. Personnages et comédiens en expérimentent tour à tour la matérialité, tandis que s’ajoute au passage la dimension du théâtre d’ombres où les personnages, passés au filtre de l’imaginaire, s’agrandissent démesurément ou au contraire rapetissent jusqu’à redevenir petits enfants menés par leurs parents vers le cauchemar de leur vie. Comme le texte et ses différents niveaux de lecture, on circule entre les espaces ainsi démultipliés où la réalité du théâtre est inséparable de son commentaire.
Vingt ans après
Lorsqu’un acteur reprend le même rôle des décennies après, remet sur le métier l’interprétation d’un personnage, forcément quelque chose se passe, dans cette proximité qu’il entretient avec l’œuvre, dans la parenté qu’il éprouve vis-à-vis du personnage – c’est le cas, notamment, pour Hugues Quester, littéralement habité par son personnage, qui joue comme si sa survie en dépendait. Parce qu’ici se débat la réalité du théâtre, qu’il est son propre sujet, et que l’acteur en est le centre. Pour le public, qui n’a pas nécessairement vu les versions précédentes – la première créée en 2001 et sa reprise en 2014 – quelque chose passe de la proximité renouvelée du comédien avec le texte. Une familiarité qui donne le sentiment qu'il va plus loin, peut-être, qu'il donne du personnage une version plus complexe, plus fouillée, plus engagée, où fiction et réalité, complètement intériorisées, se confondent et font dire au Metteur en scène, excédé de ne pouvoir placer une frontière entre tous ces niveaux qui s'interpénètrent et se chevauchent : « Allez au diable, tous autant que vous êtes ! » Car, face à l’interprétation volatile que propose la mise en scène ou le jeu des acteurs, ce qui survit, c'est le texte, avec ses personnages… Lorsque l’artiste s’est une dernière fois incliné sous le feu des projecteurs pour le salut final, la pièce de théâtre reste. Son auteur aussi…
Théâtre de la Ville - Espace Cardin
13 novembre – 2 décembre 2021. Le samedi 27 novembre à 15h, spectacle en audiodescription à destination des spectateurs malvoyants.
Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello S Traduction François Regnault
S Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota S Avec : Le Père Hugues Quester Le Directeur Alain Libolt La Belle-Fille Valérie Dashwood La Mère Sarah Karbasnikoff Le Fils Stéphane Krähenbühl L’adolescent Chloé Chazé La Petite Fille (en alternance) Alizée Demarle, Julia Demarcy, Carolina Sangiuliano Madame Pace, une Régisseuse Céline Carrère L’acteur 1 Charles-Roger Bour L’actrice 1 Sandra Faure L’acteur 2 Philippe Demarle L’actrice 2 Gaëlle Guillou Le Régisseur Gérald Maillet Le Machiniste Pascal Vuillemot L’Assistant/Souffleur Jauris Casanova S Assistants à la mise en scène Christophe Lemaire, Julie Peigné S Scénographie & lumière Yves Collet S Musique Jefferson Lembeye S Costumes Corinne Baudelot S Maquillages Catherine Nicolas S Assistant lumières Thomas Falinower S Durée 1h50 S Audiodescription Rémi De Fournas – Réalisation Accès Culture S Production Théâtre de la Ville-Paris, Les Théâtres de la ville de Luxembourg, La Comédie de Genève et la Compagnie des Millefontaines S Créé à Paris, au Théâtre de la Ville le 4 octobre 2001. Depuis sa création les Six personnages en quête d’auteur mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota ont connu 294 représentations dans près de 50 villes à travers le monde. Joué à New York, San Francisco, Berlin, Londres, Lisbonne, Amsterdam, Moscou, Singapour… le spectacle a également tourné dans la France entière. En 2002, Hugues Quester et Yves Collet ont reçu tous les deux un Grand prix du Syndicat national de la critique, le premier pour son interprétation du Père, le second pour la scénographie et les lumières.
Théâtre de la Ville - Espace Cardin – 1, avenue Gabriel – 75008 Paris
Tél : 01 42 74 22 77. Site : www.theatredelaville-paris.com
13 novembre – 2 décembre 2021. Le samedi 27 novembre à 15h, spectacle en audiodescription à destination des spectateurs malvoyants.