16 Novembre 2021
Georges Lavaudant propose de la pièce culte de Shakespeare une version minimaliste qui repose presque exclusivement sur les acteurs. Il réussit à nous toucher au cœur avec cette méditation sur la violence et la folie dont sont capables les hommes. Jacques Weber y est un Lear bouleversant.
Le Roi Lear est de ces monuments auxquels il est toujours risqué de se frotter tant les versions qu’on connaît sont nombreuses et emblématiques. Ses personnages, lancés dans un jeu de massacre à travers de multiples intrigues se haussent à un paroxysme auquel il est facile de succomber. Ne pas s’abandonner à cette violence qui imprègne la pièce, ne pas succomber à la facilité d’en faire trop pour dépeindre un monde plein de bruit et de fureur, rendre au texte sa complexité exigent un savant dosage sur lequel nombre de mises en scène se cassent le nez. Quand la réduction ou la simplification du propos sont adoptées, le spectateur, lassé, rend les armes, s’ennuie, s’agace et attend la fin. La mise en scène de Georges Lavaudant produit l’effet inverse.
D’amour, de haine et de politique
Peu d’auteurs ont montré une conscience aussi aiguë du dérèglement du monde que Shakespeare. Comme dans une tragédie antique, les personnages sont pris dans une nasse dans laquelle ils se débattent sans pouvoir s’en échapper. Ici pas de prédiction des sorcières comme dans Macbeth ou de fantôme de roi réclamant vengeance, mais des personnages dont le comportement est inverse de leur pensée, dont les paroles vont à rebours de leurs sentiments. Lear aime Cordélia plus que ses autres filles. C’est pourtant elle qu’il déshérite lorsqu’il décide d’abandonner son trône et de partager son royaume entre ses filles. Cordélia a pour son père affection et respect. Pourtant, elle prendra par honnêteté le risque de lui dire ce qu’il ne veut pas entendre. Ses deux sœurs, ingrates et trompeuses, feront fi de la parole donnée à leur père et finiront par le chasser avant de se disputer un homme et de se détruire mutuellement. Gloucester a deux fils dont l’un – le légitime – l’aime tendrement. C’est lui qu’il chasse avant d’être trahi par l’autre, un bâtard avide de pouvoir et de vengeance. Le même Lear, décidément mal inspiré, victime du mirage de sa toute-puissance, bannira Kent, un fidèle d’entre les fidèles, pour avoir marqué son désaccord. On pourrait reprendre chacun des personnages. Tous se trompent. Le monde marche à l’envers… Il a suffi d’une simple phrase de Cordélia, d’une once de vérité, pour que tout se dérègle et que le chaos s’installe.
Tous fous…
Dans ce monde qui avance tête en bas, la raison a sombré. Il y a ceux qui sont devenus fous. Lear, abandonné de tous, qui erre sur la lande, et Edgar, le fils légitime de Gloucester, réchappé par miracle de la traîtrise de son demi-frère. Il y a ceux qui sont aveuglés : Gloucester, qui prend d’abord le parti des filles de Lear et pense avoir été trahi par Edgar avant d’avoir les yeux crevés pour s’être rangé du côté de Lear. Ceux que le pouvoir rend fou, comme Goneril qui ne recule ni devant la traîtrise ni devant le meurtre. Et ceux que l’amour aveugle, les deux sœurs de Cordélia qui se disputent Edmond le bâtard, qui n’aime ni l’une ni l’autre mais cherche celle qui fera de lui un puissant. L’une se montre prête à trahir sa caste en épousant cet homme de condition inférieure, l’autre à tuer son mari pour l’obtenir. Dans ce retournement du monde, dans une société où le poignard, le poison et le meurtre sont devenus la règle d’une humanité à la dérive, le bouffon est le plus sage des hommes.
Une scénographie minimaliste
Cette intrigue touffue nous emmène du palais de Lear à celui de Goneril, dans la lande dévastée par la tempête, dans une humble cabane, près des falaises de Douvres et dans le camp français de l’armée de Cordélia, venue au secours de son père. Pour évoquer ces lieux, Georges Lavaudant choisit une économie volontaire de moyens. Une bande de tapis rouge suffit à figurer le palais de Lear où quelques chaises années 1950 complètent le décor. Sur l’une d’entre elles est posé un manteau de velours rouge doublé d’hermine et la couronne, déposée sur une table basse révèle la volonté du roi de quitter le pouvoir – il apparaît d’ailleurs en frac. Quelques tables avec des bols posés dessus figureront le palais de Goneril. Un chemin tracé par la lumière matérialisera les déplacements des messagers qui traverseront la scène de part en part en se dissimulant, comme en un raccourci du temps. Pour évoquer la route sur laquelle Lear s’engage, une toile peinte représentant un chemin descendra des cintres au milieu de la scène et il suffira au personnage de se placer devant pour valider l’illusion. De la même manière, un simple rideau matérialisera une cabane et un amas de détritus les restes de la bataille entre les forces françaises et les armées anglaises. Dans leur parcimonie, les éléments présents ne reflètent pas la réalité, ils évoquent et signifient, resserrant le propos autour des personnages.
Une temporalité volontairement incertaine
Shakespeare situe l’action avant la christianisation de l’Angleterre pour que les personnages ne puissent avoir recours à la miséricorde divine, puisant vraisemblablement, entre autres, dans la mythologie celtique, mais le message de la pièce s’adresse clairement à ses contemporains. La mise en scène de Georges Lavaudant détache elle aussi la pièce d’une temporalité définie. Le bouffon utilise des rythmes rock comme des ritournelles populaires pour chanter le texte de ses divagations. Kent, qui adopte au début de la pièce, dans la salle du trône, une perruque poudrée très anglaise-XVIIIe, se métamorphose en SDF africain très contemporain dès qu’il est banni de la Cour. On en retire un sentiment d’intemporalité. Parce que ce que Lear nous raconte, c’est avant tout que le pouvoir rend fou, qu’il nous aveugle et nous pousse à jeter bas toute humanité. Et que ce n’est pas une question d’époque…
Des acteurs au centre
Dans ce schéma resserré qui concentre le regard, il fallait que le jeu des acteurs occupe la première place. Cordelia offre le portrait non d’une jeune fille douce et résignée mais d’une jeune femme énergique et sûre de ses décisions. Si Goneril en fait un peu trop dans le rôle de la cruelle, hystérique et sans pitié, Kent devenu vagabond et escortant Lear sans se faire reconnaître joue de tous les registres. Noble au langage châtié en perruque poudrée, il se montre plein de repartie et d’humour dans l’habit du mendiant qui se fait complice de la folie de Lear. On rit beaucoup à voir ce SDF faire plier progressivement vers l’arrière jusqu’à la limite de la chute le serviteur de Goneril en l’arrosant des épithètes et noms d’oiseaux les plus divers qu’il lui assène du sommet de sa haute taille. Le fou rappelle Chico Marx avec son couvre-chef de feutre et sa manière de pousser la chansonnette tandis que François Marthouret campe un Gloucester tout en nuances, passant du registre de l’honnête homme abusé à celui de l’homme trompé qui jette l’anathème sur Régane et Goneril, les filles de Lear, puis à l’aveugle désespéré qui se lamente – « Je n’ai plus de chemin, alors à quoi bon des yeux ? » – et recherche la mort. Comme toujours chez Shakespeare, le comique et le tragique ont partie liée…
Le roi est nu
Jacques Weber nous offre une interprétation bouleversante de Lear, toute en ruptures de ton et en urgences, alternant le grondement de la colère, l’ironie amère, la désorientation du vieillard, le débridement du fou, passant sans transition d’un état à un autre, convoquant un au-delà du rôle où le thème de la déchéance et de la perte de soi, qui ne sont pas seulement de l’ordre du pouvoir, se conjuguent avec le drame humain d’un homme trahi par sa propre chair. Lear se dépouille peu à peu du vêtement social qui le recouvre pour atteindre l’identité d’humain qu’il masquait. Et il y a quelque chose de l’ordre de la transe dans la manière dont Jacques Weber se laisse posséder par le personnage de Lear, une intensité qui rend aux mots toute leur force brute et leur violence, tout leur désespoir aussi.
Tout est bien qui finit mal
Il ne suffisait pas à Shakespeare de brouiller les codes entre comédie et drame. La fin elle-même cultive l’ambiguïté. Comme un dernier pied-de-nez, fin heureuse et malheur s’y rejoignent. Les parents ont reconnu les enfants qu’ils avaient chassé, Lear a retrouvé Cordélia et Gloucester Edgar. Les méchants s’entretuent et sont renversés. Tout est bien qui finit bien, mais seulement en apparence. Alors qu’une forme de rédemption est à l’œuvre, que Lear comme Edgar ont retrouvé la raison, il faut cependant que du détraquement apporté à l’ordre de la nature, du chaos introduit par les hommes subsiste quelque chose. Cordélia et Lear, par qui tout arrive, ainsi que Gloucester connaissent un sort tragique. La fin, avec la mort du roi, est si dérangeante qu’une version ultérieure, l’adaptation de Nahum Tate en 1681, The History of King Lear – où Shakespeare n’a aucune part – en propose un happy end avec le mariage d’Edgar et de Cordélia et le rétablissement sur le trône de Lear. La folie de Lear fait également retirer la pièce du répertoire sous le règne de George III – il faut dire que le souverain souffrait de déficience mentale. La réflexion sur le pouvoir qui traverse la pièce ne concerne pas seulement le tout début du XVIIe siècle, au moment où la pièce est jouée…
Les fous guident les aveugles, c’est le malheur de notre temps
Dans sa complexité, qui lie conscience et folie, pouvoir et liberté, ordre naturel et chaos, le mouvement nous emporte. Est-ce encore folie quand Lear, accompagné d’Edgar, privé de raison et devenu « le pauvre Tom », et du Fou font un procès carnavalesque aux filles de Lear transformées en tabouret ? La frontière est poreuse quand les forces élémentaires sont de la partie, que Lear n’est plus qu’un « morceau de nature en ruine », que la situation dresse « le fils contre le père, le père contre l’enfant » et que « la liberté n’a plus que l’exil en partage ». La nature, justement, est en colère. La tempête éteint les feux des constellations. Les éclipses de lune et de soleil marquent son dérèglement. « La roue a parcouru son cercle » et « tout croule et s’achève ». Dans la mise en scène, le texte, qui emprunte, dans cette traduction, des mots de notre temps, sonne, haut et clair. On savoure chaque scène comme un moment rare, comme un feu d’artifice où la langue résonne comme une peau qu’on frotte, caresse, frappe, où les répliques fusent, animées, brillantes, où la poésie affleure sous la voûte tonitruante du firmament. On rit au milieu des larmes et chaque rire n’est qu’un long sanglot. C’est aussi cela, Shakespeare, et Lavaudant nous en fait présent…
Le Roi Lear, de William Shakespeare
S Mise en scène, adaptation, lumières Georges Lavaudant S Traduction & dramaturgie Daniel Loayza S Décor & costumes Jean-Pierre Vergier S Son Jean-Louis Imbert S Lumières Cristóbal Castillo-Mora S Maître d'arme François Rostain S Maquillages, coiffures & perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo S Avec Jacques Weber Lear, Astrid Bas Goneril, Frédéric Borie Cornouailles, Thomas Durand Duc de Bourgogne, Oswald, Babacar M'baye Fall Kent, Clovis Fouin-Agoutin Albanie, Bénédicte Guilbert Cordélia, Manuel le Lièvre Le Fou, François Marthouret Gloucester, Laurent Papot Edmond, Jose-Antonio Pereira Le Roi de France Grace Seri Regan, Thomas Trigeaud Serviteur Thibault Vinçon Edgar. S Durée 3h30 avec entracte S Production déléguée Théâtre Gymnase-Bernardines, Marseille – Compagnie LG théâtre. S Coproduction MC : 2 de Grenoble – TNP, Villeurbanne – Comédie de Caen L’Archipel, scène nationale de Perpignan.
Au Théâtre de la Porte Saint-Martin – 18, boulevard Saint-Martin – 75010 Paris
Location Théâtre de la Ville - www.theatredelaville-paris.com 01 42 74 22 77
Théâtre de la Porte Saint-Martin - www.portestmartin.com 01 42 08 00 32
Du 3 au 28 novembre 19h/dim. 15h (relâche les lundis)
Déjà présenté : les 7 & 8 oct., création à l’Archipel, Scène nationale de Perpignan ; du 13 au 15 oct. Comédie de Caen ; les 22 & 23 oct., Scène nationale-Théâtre, St Quentin-en-Yvelines
TOURNÉE (en construction)
7 déc. 2021 Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul
4 au 6 oct. 2022 Grand théâtre de Provence, Aix-en-Provence
5 au 20 nov. TNP, Villeurbanne