17 Novembre 2022
Cet oratorio à une voix d’un homme qui cherche dans la nuit une main qui se tende donne naissance à un magnifique et terrible spectacle où s’exprime toute la désespérance d’une vie qui peine à se frayer un chemin dans la noirceur du temps.
Un homme erre dans la nuit. Il interpelle les passants. Il cherche quelqu’un. Qui l’écoutera. Qui lui offrira l’asile d’une chambre, ne serait-ce que pour quelques heures. Pas pour lui faire l’aumône. Pour être une oreille amie dans ce milieu hostile. Pour l’accompagner dans cette jungle des villes dont les bruits, les odeurs l’agressent. Pour l’écouter. Les pensées se bousculent, les souvenirs affluent et se mêlent. Passé et présent forment un agrégat indissociable dans cette évocation dont le futur est absent. Cet homme, c’est l’étranger, et ce n’est pas qu’une couleur de peau. Il est celui dont les habitudes révèlent l’altérité. Celui qu’on désigne pour toutes les ratonnades. Celui qui a refusé une fois pour toutes les règles de la société et qui fait du refus de travailler un principe. Celui qui inonde les murs du bord de la rivière d’une déclaration d’amour à une femme météore, sitôt apparue, sitôt évanouie. Celui qui ne rencontre que la violence et dont la mort est inscrite, comme une évidence, un destin écrit par d’autres que lui, des dieux barbares venus du fond des âges qui ne cessent de se reproduire.
Un monologue ininterrompu
Le texte, Bernard-Marie Koltès l’a conçu comme une seule phrase. Une phrase de quatre-vingt-dix minutes qui coule, tel un torrent furieux, au milieu d’un paysage qui nous est familier. Il nous parle de pourriture politique, de flics, d’hommes en armes qui tirent pour tuer au Nicaragua, mais aussi de ces gens qu’il s’obstine à appeler « Camarades », qu’il recherche pour les rassembler sous la bannière commune d’une Internationale syndicale. Des êtres humains, amicaux. Il dit sa vie passée, les boulots précaires, les migrations forcées vers là où le travail te porte, les petites humiliations du quotidien, la révolte. Il clame sa nature d’homme, de sang, de chair et de muscle qui se défait, se fragilise, s’en va par petits bouts. Sa parole est sautes de vents, bourrasques qui balayent les trottoirs luisants de pluie, éclats de voix fichés dans la réalité. Il dit, passe à autre chose, revient, repart dans une logorrhée ininterrompue qui reprend les mêmes motifs, toujours semblables et chaque fois différents. Il les enchevêtre et les tord comme pour en extraire le suc, en faire sortir la moelle amère qui réside au fond du langage.
Un acteur habité
Prophétique, Guillaume Tobo harangue des foules imaginaires. Il hurle sa colère et son désespoir, accompagné à la trompette bouchée ou à la basse par une musique jazzy aux accents de blues qui résonne comme l’écho des cris que lance cet exilé qui s’est abstrait d’une société qui fait abstraction de lui. Ce clochard céleste qui emprunte à Rimbaud est là, veines à nu, écorché vif, fragile et violent à la fois, absent au monde et habité par lui, en frémissements permanents. Il implore, il éructe, boxe un ennemi imaginaire. L’instant d’après, le voici doux, amical, nous susurrant dans le creux de l’oreille toute l’amitié qu’il est capable d’offrir. Il s’épuise, sa voix s’amenuise avant de se remettre à enfler, gronder, avant que les éclairs ne sortent de sa bouche. L’engagement du comédien est total. Corps et voix ne font qu’un pour nous entraîner sous la surface, nous faire pénétrer dans le kaléidoscope mouvant des dimensions du personnage. Équilibriste dansant sur la frange étroite entre réel et imaginaire, il nous emporte dans ce monde où folie et raison cohabitent.
Une mise en scène éclairante
Le texte est comme une forêt impénétrable et touffue où l’on pourrait se perdre. Une histoire sans début ni fin, ou presque, un labyrinthe. La mise en scène lui donne un fil d’Ariane, une boussole permettant de s’orienter dans ce discours ininterrompu qui saute d’un temps à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’un interlocuteur à l’autre. Elle pose des jalons, utilise l’espace et la lumière pour découper le texte, le rendre lisible. Un éclairage expressionniste allonge démesurément la silhouette du personnage dans cette nuit métaphorique qui n’en finit pas, le comédien utilise les accessoires constitutifs du plateau pour créer des lieux, il erre d’un bout à l’autre du plateau, s’approche et s’éloigne, le noir est mis à contribution. Elle éclaire le propos en choisissant dans la salle un destinataire privilégié, auquel s’adresse le personnage pour quêter une écoute, un peu d’humanité, et l’acteur revient vers lui chaque fois que le texte aborde ce dialogue à une seule voix. Mais n’est-il pas le fantôme d’un interlocuteur, un fantasme, le produit de son imagination, la surface réfléchissante d’un miroir qu’il se fabrique… ?
La Nuit juste avant les forêts, dans l’interprétation de Guillaume Tobo et la mise en scène de Cécile Rist, vient nous rappeler que le théâtre est d’abord texte et jeu d’acteur et qu’il suffit d’une bouteille d’eau qu’on se déverse sur la tête pour évoquer au théâtre l’averse de pluie qui noie les personnages. À l’heure où les gadgets du monde moderne et le recours à l’art vidéo ou à la danse, entre autres, offrent l’occasion d’un éparpillement tous azimuts, ce retour aux sources réussi offre un moment magnifique et bouleversant.
La Nuit juste avant les forêts. Texte Bernard-Marie Koltès (éd. de Minuit)
S Mise en scène Cécile Rist S Avec Guillaume Tobo (comédien) et Bastien d’Asnières (musicien) Assistants Gilles Comode, Mélanie Carrel-Colomb S Lumières Gonzag & Émilie N'Guyen S Chorégraphie & mouvement Matthieu Gaudeau S Durée : 1h25 S Une production de la compagnie BordCadre (aidée dans le cadre du plan de relance de la DRAC Hauts de France & avec le mécénat de l'entreprise CABRE)
Au Théâtre La Boutonnière - 25 rue Popincourt, 75011 Paris
Réservations en ligne https://www.laboutonniere.fr/creation,theatre-la-nuit-juste-avant-les-forets-de-bernard-marie-koltes,20.html
2 & 3, 9 & 10 décembre 2022 à 20 h 30